TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Eric FAYE


Depuis son premier roman, « Le Général Solitude » (Stock, 1995),  qui avait succédé à deux livres sur Ismaïl Kadaré parus en 1991 chez José Corti, Eric Faye déploie une considérable activité littéraire. Une vingtaine de livres plus loin, voici aujourd’hui « Le Cinquième Diamant », remarquable fiction au plus vif de l’actualité : tout au long de son œuvre, l’écrivain n’a cessé de manifester sa dilection pour l’histoire et la géopolitique

On se rappelle le formidable « Parij » (Stock, 1997), uchronie qui se déroulait dans une capitale de la France partagée en deux zones à l’issue de la Seconde guerre mondiale, sorte de Berlin un millier de kilomètres plus à l’ouest. L’Armée rouge en effet ne s’était pas arrêtée à la capitale du Reich : les Américains retardés du côté des Ardennes par la Wehrmacht qui jetait ses dernières forces dans la bataille, elle avait poursuivi sa progression jusqu’à Paris. Dans « Le Cinquième Diamant » Eric Faye, dans un mouvement d’apparence inverse mais au fond similaire, combine histoire et science fiction. L’analogie avec le titre du film de Luc Besson « Le cinquième élément » n’est assurément pas due au hasard. C’est ici un couple d’astrophysiciens américains qui occupe le devant de la scène. Au cours d’une de leurs nuits d’observation du ciel, Janet et Mike ont repéré un objet intersidéral se déplaçant dans le système solaire. Au même moment, sur terre, à des milliers de kilomètres « sur l’échine ouralienne qui sépare l’Asie de l’Europe », des missiles nucléaires russes sont soudain rendus inutilisables, comme mis en sommeil dans leurs silos. Une conséquence de la guerre qui fait rage en Ukraine ? En un troisième lieu, la très cossue vallée suisse de la Haute-Engadine, sur l’aérodrome de Samedan non loin de Saint-Moritz, un avion privé vient de se poser. Un oligarque russe et une affriolante escorte en sont descendus. Quelques heures plus tard Sergueï Oparine, surnommé Le Loup des steppes en référence à Hermann Hesse dont il était grand lecteur, dans le restaurant de l’hôtel de luxe Alpenrose s’effondre après avoir bu un verre de vin au début du dîner. Son nom vient s’ajouter à ceux de la quinzaine d’oligarques brutalement décédés « pour une déclaration de trop sur l’Ukraine. » Le décor du captivant, fort savant et supérieurement élaboré treizième roman d’Eric Faye est planté.

La fiction d’Eric Faye en prise incroyablement directe sur l’actualité la plus récente

Tout le talent du romancier une nouvelle fois transparaît  dans l’impeccable mise en musique de cette matière à la confluence de la recherche scientifique, du roman d’espionnage et de la géopolitique. Après St. Moritz,  Washington Pennsylvania Avenue, la Maison Blanche se présente comme un autre lieu cardinal de la fiction d’Eric Faye, en prise incroyablement directe sur l’actualité la plus récente. On n’entrera pas ici dans son détail, tant « Le cinquième diamant » est riche d’une multiplicité de références contribuant à son extraordinaire effet de réel. Mais il est en l’espèce ici autant question de la possibilité d’une  vie dans des galaxies encore inconnues, à des milliards d’années-lumière, que de scènes plus terre à terre avec un futur président discrètement filmé par les services locaux dans un hôtel de Moscou. De la « flèche de plutonium qui irait se ficher dans le cœur de l’Amérique » en cas de conflit, que de la couleur de peau de l’astrophysicienne spécialiste des exoplanètes menacée par des suprémacistes blancs. Des controverses qui agitent la communauté scientifique, que de l’extrême intérêt qu’y porte la CIA.

Un livre résonnant d’une multitude d’échos

En épigraphe de la troisième partie du livre, un chapitre unique de cent pages après les vingt-neuf chapitres des deux premières parties, Eric Faye cite Fernando Pessoa, « La littérature, comme toute forme d’art, est l’aveu que la vie ne suffit pas. » L’on ne saurait trouver meilleure illustration de l’aphorisme  de l’écrivain portugais dans ce livre résonnant d’une multitude d’échos. A commencer par l’atmosphère de nouvelle guerre froide qui pèse sur la marche du monde. L’ancien journaliste Eric Faye continue manifestement de porter un regard d’une rare acuité sur ce qui, d’est en d’ouest, recommence de se tramer. De la même façon qu’il multiplie les prises de vues sur le quotidien domestique et professionnel des deux figures centrales. Traitant de semblable façon les grands tableaux panoramiques et les miniatures. Passant dans un même chapitre des « quatre cent douze portes du siège de la présidence » aux missiles hypersoniques  et à « l’hémorragie » des cerveaux russes dans les domaines de pointe. Ou encore d’un président vieilli « pressé par son propre camp » de passer en catastrophe la main à la vice-présidente, mais ne cessant pas, dans le lointain sillage de Kennedy, de définir les « nouvelles frontières de l’Amérique au XXIe siècle. »  Et posant tout du long la question suscitée par l’apparition dans le champ des télescopes de la trace lumineuse d’un objet en mouvement : l’humanité « est-elle seule dans l’univers ? » Avec son vertigineux corollaire : « si nous sommes uniques, raison de plus pour empêcher notre civilisation de s’autodétruire. »

La vigueur et la puissance évocatrice d’une inspiration

A n’en pas douter Eric Faye propose ici un roman de toute première force, d’une considérable ambition. L’écriture en est précise et ferme, avec des images sans discontinuer d’une rare pertinence. Ainsi Concord, la petite ville du Massachusetts proche de Boston, où vivent Janet, Mike et leur petite fille Carolyn, un « phalanstère lâche et anarchique de demeures victoriennes ou géorgiennes » ; ou les étudiants de Janet à l’université de Newhaven qui, « comme à leur habitude, flottaient dans leur bulle à l’écart de l’actualité » ; ou encore l’idée d’une « excentricité orbitale » du phénomène lumineux.  A chaque fois le romancier manifeste la vigueur et la puissance évocatrice de son inspiration. Pour un plaisir de lecture qui à aucun moment ne se dément.

« Le Cinquième Diamant » d’Eric Faye, Aux Editions du Seuil, 352 pages, 21 €
06/03/2025 – 1733 – W113