TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Entretien JC LEBRUN avec Calou L’ivre de lecture


Entretien avec Jean-Claude Lebrun réalisé par Pascale Arguedas à Paris en janvier 2008

Chaque jeudi dans le journal L’Humanité, je dévore vos chroniques littéraires. Vous êtes l’un des rares critiques français que j’admire. La qualité de votre plume, la finesse de vos analyses et vos choix avisés de lecture font de vous une référence en la matière. Quel est votre parcours ?

Je vous remercie de ces compliments qui me touchent beaucoup, mais il me semble seulement essayer d’exercer convenablement ce métier de critique littéraire, auquel j’ai goûté pour la première fois en… 1974, à côté de mon travail de professeur d’allemand. La littérature, l’histoire et la politique étaient depuis longtemps mes passions. Je lisais des romans, des essais, des revues et des journaux. J’étais (et suis encore) membre d’un parti qui posait comme centrale la question de l’appropriation culturelle. On voyait alors en celle-ci un levier de l’émancipation sociale. On pensait l’assimilation de l’héritage aussi nécessaire que la confrontation avec les œuvres de la création moderne. C’était le temps des grands débats théoriques, des colloques fréquentés par toute la Nomenklatura intellectuelle. Cluny, Cerisy, le structuralisme, Philippe Sollers en plein délire maoïste, Jean-Pierre Faye visitant les langages totalitaires… C’est de là que je viens. J’étais déjà autant intéressé par les avant-gardes que par Yourcenar ou Tournier. Sans le savoir – ou le pressentais-je déjà inconsciemment ?- je me préparais, par cet éclectisme, à mon futur métier de critique. Pour moi la littérature était forcément multiple.

Pourquoi le journalisme ?

J’ai très tôt pensé écrire un jour dans un journal, c’était un rêve. Les journalistes étaient pour moi des personnes d’autant plus extraordinaires, qu’on n’en connaissait pas alors les visages, que leur personnalité tenait tout entière dans leur signature. J’admirais ces hommes, et ces quelques femmes, qui savaient tout de suite mettre en mots l’actualité.

Pouvez-vous nous retracer en quelques mots votre chemin professionnel ?

Depuis mes 15 ou 16 ans j’étais un lecteur assidu des « Lettres Françaises ». Il s’y disait des choses qu’évidemment je ne comprenais pas toutes. Mais qu’importe. J’imaginais pouvoir un jour parler du tout et de la partie d’une œuvre, trouver dans son détail la réplique minuscule de son sens général. A la façon du « timbre-poste » de Faulkner, dont j’ignorais alors tout de l’existence. À la Sorbonne je me suis constitué lentement mon premier bagage.

La suite a été classique. À l’occasion d’un travail universitaire, à la fin des années 1960, j’étais entré en relation avec un aîné en germanistique, Claude Prévost, qui était également membre du comité de rédaction de la prestigieuse « Nouvelle Critique ». Claude me demanda un premier papier, en 1974 et il devint pour moi d’abord une manière de frère aîné, puis rapidement mon véritable alter ego. À la disparition de « la Nouvelle Critique », en 1980, j’ai suivi Claude à « Révolution », qui prenait le relais. J’y fus collaborateur régulier jusqu’en 1986. À partir de cette date on mit en place dans cet hebdo une chronique littéraire que l’on me confia. Peu après je pris également en charge la direction des pages « Livres ». Ce fut un temps d’échanges encore plus intenses avec Claude. Notre complicité déboucha en 1990 sur la publication d’un livre à quatre mains « Nouveaux Territoires romanesques », qui fut le premier ouvrage consacré au renouveau du roman français. À la mort subite de Claude, en 1992, Roland Leroy, le directeur de « L’Humanité », m’appela pour tenir la chronique littéraire du journal, dont mon aîné avait eu la charge depuis 1983. Tout de suite après Jérôme Garcin me proposait d’entrer dans l’équipe de critiques du « Masque et la Plume », aux côtés de Jean-Didier Wolfromm, Josyane Savigneau, Bernard Rapp, Jean-Louis Ezine, Patricia Martin et quelques autres qui passèrent pendant les sept années que cela dura. Puis en octobre 1999, silence du téléphone : je compris que l’on cessait de m’inviter. J’avais peut-être bouclé le cycle biblique de sept années. Le microcosme est ainsi fait, qui soudain vous répudie sans vous le dire. J’avais entre-temps fait paraître plusieurs livres et essais. Sur Jean Echenoz et Jean Rouaud, sur le roman contemporain, sur le devoir de découverte de la critique. Outre mes classes secondaires et mes prépas, j’assurais un cours de « textes français » dans le DESS de traduction littéraire professionnelle à Paris VII, rejoignant Michel Volkovitch qui assurait le français. Ma carrière de critique était parallèle à ma carrière d’enseignant. Je m’assurais ainsi un précieux espace de liberté.

Quelles contraintes vous sont imposées ?

La seule obligation que me fait le journal est celle de la régularité. L’autre, qui va de soi, étant celle du calibrage de mes chroniques. Je réalise aussi des entretiens, des « ouvertures » des pages culturelles. J’imagine cependant qu’en posant cette question, vous pensez à des impératifs éditoriaux, ou des injonctions liées à l’actualité, ou encore à des demandes précises, éventuellement à des contraintes idéologiques et des censures. Cela vous paraîtra peut-être incroyable, mais en quinze ans de chronique à « L’Humanité », je n’ai pas le souvenir d’une seule obligation qui m’ait été faite. J’ai toujours choisi en toute liberté les livres sur lesquels j’ai écrit. Il est arrivé que nous discutions avec mes chefs de rubrique successifs, mais je puis vous assurer que l’on m’a toujours laissé le dernier mot, au moment du choix. J’annonce mon programme de chroniques, je vérifie que je ne « doublonne » pas avec un autre papier, je rédige mon article, l’envoie et celui-ci paraît sans altération ni coupe. La relecture par le secrétariat de rédaction se limite à vérifier que ne traîne ni oubli ni faute. Je communique régulièrement avec le responsable des pages livres, Alain Nicolas, je sais ainsi exactement comment se situe ma chronique chaque semaine, par rapport à l’actualité que nous allons traiter.

Écrivez-vous pour d’autres journaux ?

Je pourrais vous dire que ma position de chroniqueur en titre m’interdit moralement d’écrire dans un autre organe de presse. Ce qui est l’exacte vérité. Mais cette position est d’autant plus aisément tenable qu’en général on ne fait appel nulle part ailleurs aux critiques de « L’Humanité » ! On les considère de facto comme extérieurs à la « famille ». De façon tout-à-fait perverse, on les ostracise en ne cessant en même temps de vanter leur enviable extériorité.

Vous semblez loin des chamailleries, copinage, cancans et polémiques, bien plus près des textes et de leurs valeurs littéraires. Ne subissez-vous aucune pression ou êtes-vous plus solide ou détaché que d’autres ?

Contrairement aux apparences, les petites affaires d’un certain marigot littéraire, qui voudrait se faire passer pour LA vie littéraire, ne me sont certainement pas indifférentes : j’ai appris depuis belle lurette à contextualiser et ne puis donc ignorer ces choses. Quand j’assiste à des opérations de lobbying effréné, à la survalorisation suspecte de textes médiocres, à des distributions de prix aberrantes, croyez-moi, je suis tout près de me mettre à mon clavier pour dire ma fureur. Mais je sais également, pour avoir un peu travaillé sur la question, que le marketing éditorial initié par les grands groupes qui contrôlent l’édition se nourrit de tout, y compris de la contradiction. Rien de tel qu’une bonne polémique pour rendre crédible et faire vendre un livre insipide. J’ai donc choisi de ne pas jouer ce jeu de la connivence. Et quand par exemple a paru, préparé par un formidable pilonnage de l’artillerie marketing, « La possibilité d’une île » de Michel Houellebecq, j’ai écrit un papier parce que j’estimais le livre important, mais en dénonçant dans mon introduction le scandaleux contexte de sa publication (mise en scène de la signature du contrat, puis service de presse tôt servi à une poignée de critiques censément « leaders d’opinion », les autres, la piétaille, devant attendre les quelques jours précédant la mise sur le marché du produit, puis injonctions aux jurys littéraires…)

Quand je sens une telle pression autour d’un livre, mon réflexe naturel est la défiance. Ainsi encore l’an dernier, quand s’est organisée la campagne autour de Jonathan Littell. Avec les interventions comminatoires de l’omniprésent Pierre Assouline, la pression que lui et d’autres firent monter dans la semaine précédant le Goncourt. Le livre n’était assurément pas insignifiant, mais prescrire aux jurés un choix obligatoire m’a alors semblé largement outrepasser les règles de la bonne critique. J’observe donc une attitude de réserve et de retrait par rapport à cette agitation. En revanche je ne m’interdis pas d’intervenir quand des avis sont prononcés sur la littérature contemporaine.

Vous est-il arrivé de descendre un ouvrage. Si oui, pour quelles raisons ?

Je ne crois pas m’être jamais aventuré à descendre une seule œuvre. Si je n’apprécie pas, je préfère me taire : l’espace dans L’Humanité m’est compté et j’aime mieux donner envie de lire que de « gâcher » une chronique pour un éreintage qui est, de très loin, l’exercice le plus facile auquel un critique puisse se livrer. C’est pourtant sur ce petit fond de commerce que se sont construites quelques contestables réputations de la profession, qui ont maintenant leur siège sous la coupole du quai de Conti ou qui piaffent d’y entrer. Pour moi, il y a quelque chose de malsain quand c’est le critique qui tient la vedette, quand c’est son numéro que l’on attend chaque semaine en se demandant quelle figure nouvelle du sarcasme il va bien pouvoir inventer.

Tout autre chose est le débat général sur le profil et la valeur de la littérature contemporaine. Comment ne pas réagir à des instructions menées récemment à charge contre le roman contemporain, sans référence à aucun auteur ni aucune œuvre ? Par Tzvetan Todorov dans « La littérature en péril », par Dominique Fernandez dans « L’Art de raconter ». Le premier voyant une littérature française repliée sur elle-même, hermétique aux mouvements du monde, le second identifiant dans Flaubert et son travail sur la langue la source d’un mal qui affecterait nos jeunes auteurs. Formant à eux deux une triste arrière-garde, véritable duo de la pensée néoconservatrice. L’ancien parangon de l’avant-garde, qui théorise aujourd’hui sur une réalité dont il se trouve visiblement déconnecté. L’écrivain académique et conventionnel, qui fait comme si le 20ème siècle n’avait pas fait bouger un tout petit peu la pratique de l’art du roman. Ce qu’on retrouve là, c’est l’éternel vieux mépris des jeunes loups devenus des caciques, contre l’art de leur temps. Un critique, qui par définition accompagne la création de son époque, se doit alors de réagir.

Le bagage culturel que vous glissez dans vos lignes et votre honnêteté qui occupent vos pages sont rarissimes aujourd’hui. Vos textes sont personnels, fouillés, soignés, bien écrits. Savoir exploiter les richesses d’un opus, sans trop en dire, tout en donnant envie de le lire n’est pas chose aisée. Comment vous y prenez-vous ?

Il ne m’a fallu à l’instant que quelques lignes pour dire tout le mal que je pensais de deux livres. Vous dire maintenant de quelle manière je m’y prends avec ceux que j’aime est une tâche autrement ardue. Une illustration des facilités de l’éreintage et des difficultés d’une critique de réflexion. Vous avez sans doute remarqué que deux formations ne figurent pas dans les programmes de nos universités et de nos grandes écoles : celle à l’écriture et celle à la critique. À cela, il y a certainement quelques raisons, ne pensez-vous pas ? On apprend l’histoire de la littérature et celle de la critique, et puis on s’arrête là. Or la critique est d’un même mouvement affaire de culture, affaire de goût et affaire d’écriture.

La critique est impossible sans la connaissance préalable. Pas nécessairement une connaissance académique. Encore que cela n’aide pas peu. Mais elle nécessite d’avoir beaucoup lu. Et pas seulement de la littérature. De l’histoire aussi, de la philosophie. Une solide culture cinématographique et musicale me semble également indispensable. Allez donc comprendre quelque chose à « Dernier amour » de Christian Gailly si vous n’avez aucune idée de la musique dodécaphonique. Prenez seulement les pages d’ouverture du livre en y pensant, et vous y trouverez le principe explicatif de la sensation de dissonance que vous avez tout de suite ressentie. Vous comprendrez peu de choses au « Paradis existe » du regretté Vincent de Swarte si vous n’avez pas à l’esprit certaines images de Chagall. Vous manquerez au minimum une dimension du superbe premier roman de Marius Daniel Popescu « La symphonie du loup » si vous êtes étranger à l’univers d’Emir Kusturica. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini. Vous dire que pour saisir mieux l’immense portée de telle page de « L’Acacia » de Claude Simon, il faut convoquer en même temps Euripide et Pagnol. Qu’on rate une bonne moitié de « La Télévision » de Jean-Philippe Toussaint, si l’on n’est pas un lecteur assidu des « Pensées » de Pascal, si l’on ne sait pas le rôle central de la pensée 194. Pour moi, d’une façon que vous jugerez peut-être très immodeste, il faut du savoir, beaucoup de savoir, pour s’aventurer à faire de la critique.

Ensuite il faut être pourvu d’un minimum de goût et de flair. Pouvoir vite repérer ce qui relève de l’invention ou de la simple posture épigonale. Discerner la véritable trouvaille langagière du banal effet de mode. Apprécier les potentialités –pour la narration, pour le sens, pour la compréhension des phénomènes du monde- d’un nouvel angle d’attaque. Si l’on prend les premières pages des « Champs d’honneur » de Jean Rouaud, l’on sait immédiatement que l’on s’avance sur un chemin inédit, dont on n’imagine pas encore où il va vous conduire. Il faut toujours accepter de se laisser porter. En cours de lecture on pointe des repères, on ne laisse passer aucun renseignement temporel ou spatial, on construit et rectifie sans cesse la compréhension que l’on pense avoir du texte. En juillet 1990, alors que je lisais le roman, je tenais sur le côté une feuille A4 avec l’arbre généalogique et toutes les dates, non seulement celles en clair mais aussi les nombreuses autres que l’on pouvait déduire de remarques insérées au fil de la narration, et j’ai fait de nombreux calculs pour finalement parvenir à la date-clef, essentielle mais jamais indiquée par Rouaud, celle de la mort du père. Ma fierté fut de recevoir, aussitôt après la publication de ma chronique, une lettre de Jean Rouaud dont je peux citer les premiers mots sans tomber dans l’indiscrétion : « Êtes-vous sorcier ? »

Enfin il y a le travail d’écriture critique, si rarement mis en avant alors qu’il me semble fondamental. Je ne crois pas aux critiques de chic, qui attrapent un bout d’une histoire pour suivre ensuite leur propre pente. Je ne crois pas davantage aux critiques qui prennent des allures d’exercices de style. Celui qui fait ce métier n’est pas un singe savant, mais un intercesseur entre une œuvre et un public. Un guide évaluant la difficulté d’un chemin et tâchant d’en rendre la fréquentation plus sûre à des amateurs désireux d’accéder à des beautés plus hautes et plus fortes. Par lui, le lecteur doit pouvoir respirer déjà l’air du livre. Sans tomber dans le mimétisme, il est possible de faire subodorer une ambiance narrative. Pour cela, je vais lentement, je reprends sans cesse mon travail, je recherche la plus grande justesse de la phrase, je bannis comme la peste le « je » de l’outrecuidance : comment oser venir déposer son petit « je » à côté du « JE » majuscule de l’auteur ? Pour remplir mes trois feuillets hebdomadaires, j’ai ainsi besoin d’une pleine journée de travail. J’avance à un rythme de gastéropode, dix lignes à l’heure. Parfois je dois m’y remettre le lendemain, quand je sens que ma ligne d’écriture m’a écarté du sens profond d’un livre. Commence alors un travail extraordinairement plaisant, quand je redresse peu à peu mon texte, jauge un mot, recompose une phrase, d’un coup efface plusieurs lignes qui nuisent au « tombé » final de l’article. Un œil sur les « statistiques » de Word, l’autre sur le défaut de cohérence, l’imprécision d’expression, la bévue euphonique, j’avance ainsi petit à petit jusqu’au moment où je sens que j’y suis, que rien ne pourra plus être changé.

Dénicheur de talent, vous critiquez des ouvrages dont peu vantent les mérites. Comment interprétez-vous ce terrible constat ?

Je pourrais vous répondre que le trait marquant de notre époque, malgré son hyper individualisme, c’est évidemment sa grande uniformité. Je rêve d’un Barthes qui reviendrait aujourd’hui dévoiler nos « mythologies », mettre à nu notre « système de la mode », analyser aussi pourquoi, dans les media, on est en train de liquider l’accord du participe passé, dans un mouvement d’anglicisation qui touche non pas au lexique, mais à la structure même de la langue.

À cette uniformité ambiante, je vois deux raisons principales. L’une, qui tient au désir de se tenir au plus près de l’actualité, c’est-à-dire de la parution des livres. Ne pas sortir un papier le jour J ressortit presque à une faute professionnelle dans les grands media. A tel point que vous les voyez maintenant, contre toutes les règles de la profession, faire paraître des articles avant les publications, à la façon des bandes annonces du cinéma. Pour certains, y compris des éditeurs, la rapidité de la critique est devenue le critère premier, bien avant sa pertinence. Il faut préciser à leur décharge que les livres restent désormais peu en librairie, que l’augmentation considérable de leur nombre ces deux dernières décennies oblige à une rotation rapide des titres, à des retours au bout seulement de quelques semaines chez les distributeurs. Je reçois de plus en plus des coups de fil ou des mails d’éditeurs qui s’inquiètent des dates de parution des chroniques sur leurs livres. Le système tourne à une vitesse vertigineuse. Les livres qui ont la chance d’avoir été rendus « visibles » dans le mouvement se retrouvent sur tous les présentoirs, les autres sont condamnés à l’anonymat.

Le seconde raison, c’est la stratégie marketing des grands groupes : d’un côté investissement maximum, y compris couverture presse, sur quelques titres qu’on pense capables de rapporter vite et gros –je vous rappellerai quand même qu’une grande partie de la presse quotidienne et hebdomadaire est dans les mains du groupe Hachette- ; de l’autre côté lancement continuel, à toute vitesse, sans véritable travail de direction littéraire, de « nouveautés » dont on espère que telle ou telle emportera le jackpot.

Comment résistez-vous ?

Un critique ne peut ignorer ce contexte. Que faire, sinon résister en ne se laissant pas impressionner par le battage et les présentations superlatives de livres et d’auteurs qui n’en demandent peut-être pas tant ? Allez donc encore écrire, quand dès votre premier roman on vous a présenté comme le nouveau Kafka ou le nouveau Faulkner ! Résister aussi en gardant la maîtrise de ses choix et de son temps. Par exemple lire tout de suite, pour la dernière rentrée, Jacques Séréna, Claude Pujade-Renaud, Marius Daniel Popescu, Daniel de Roulet, Eugène Nicole, François Emmanuel, Philippe Claudel, aller voir dès que possible du côté de Chamoiseau, del Castillo ou Taillandier, et laisser tranquillement de côté ceux qu’on pense de moindre intérêt, feraient-ils la une des gazettes pour les prix. Résister enfin et surtout en prenant le temps de la vraie lecture, avec retours, prises de notes, macération de la réflexion, jusqu’à ce qu’on se sente prêt à écrire. Le temps de la critique ne peut être celui de la course à l’actualité. Et quand il arrive que les deux viennent à se croiser, comme lors de l’attribution d’un Nobel, je me souviens de ceux de Günter Grass et d’Elfriede Jelinek, il est alors clair que le travail forcément rapide du journaliste se nourrit de la mémoire littéraire qu’il s’est lentement et patiemment construite au fil de ses lectures.

Cela me semble être la condition nécessaire pour voir un peu mieux, ou un peu plus loin, que la moyenne des confrères. Pour repérer des sensibilités, des écritures nouvelles. La contrepartie de ce travail de l’ombre, c’est qu’on se condamne aussi à rester dans l’ombre, à laisser les bateleurs de la critique, dans le rôle des « bons » ou des « méchants » – mais quelle différence au fond ? – occuper le devant de la scène. Pas forcément tous des imposteurs, mais tous tournant autour des mêmes livres qui doivent faire l’actualité.

On tend de plus en plus vers l’uniformisation des voix critiques en France. Est-ce d’ordre politique ou le mal est plus profond ?

Si l’on peut parler d’une raison politique, c’est simplement que le marché a imposé ses règles et que, contrairement à ce qu’imaginent les jobards, la libre concurrence ce n’est pas la diversité mais la concentration et la standardisation garanties. Les gens sentent bien aussi que les critiques, de plus en plus nombreux, ont intériorisé les stratégies marketing, qu’ils ont une peur bleue de se retrouver « out », de parler de Claude Pujade-Renaud quand leurs patrons ne s’intéressent qu’à la querelle Nimier/Darrieussecq, ou aux jérémiades de Christophe Donner, et leur demandent de la copie sur le sujet.

Vous mettez le doigt sur un autre problème, celui de l’espace critique, qui se réduit chaque jour davantage. En 1992, ma chronique faisait six feuillets, aujourd’hui on arrive tout juste à trois. D’une pleine page, elle s’est trouvée réduite à une colonne. Et je suis certainement l’un des mieux traités. D’abord parce que j’existe. Combien de chroniqueurs littéraires aujourd’hui dans la presse nationale ? On les compte sur les doigts d’une main. Mais la tendance générale est au raccourcissement des articles, donc à l’appauvrissement de la pensée. Il n’est pas vrai qu’on puisse atteindre au même déploiement de la réflexion, à la même profondeur d’analyse, selon qu’on dispose d’une page ou de cinq. On dit que le lecteur réclame de pouvoir lire vite, de sauter d’un papier à l’autre. Je ne suis pas certain qu’il éprouve un grand plaisir ni la sensation d’en savoir plus après la lecture d’un mini article. Ce qui se passe dans la presse ne fait que refléter un changement plus général. Mais quand en 2005 L’Humanité publie le texte intégral du projet de traité constitutionnel européen, elle fait un tabac. C’est peut-être le signe d’une non concordance entre les désirs qu’on prête aux lecteurs et leurs véritables attentes. En tout cas c’est pour moi la preuve qu’on peut faire différent et être cependant lu, qu’on peut aller vers la difficulté et l’exigence et ne pas rebuter un lectorat plus curieux qu’on voudrait le faire croire.

Écrivain et critique littéraire sont deux métiers différents. Pourtant, nombreux sont ceux aujourd’hui qui portent la double casquette. Est-ce heureux ou dangereux ?

Je n’aurais garde d’oublier que de grands écrivains nous ont offert des modèles durables de lectures critiques. Sartre, dans « Situations » lisant « L’Etranger » ou « Le bruit et la fureur ». Le professeur Nabokov proposant ses lectures de Gogol, Flaubert ou Proust. Tout récemment, Pierre Michon nous entraînant à sa suite dans « Madame Bovary »… La pratique de l’écriture romanesque et de l’écriture critique ne me paraît pas présenter d’incompatibilité rédhibitoire. J’irai même jusqu’à dire que les plus grands critiques, ce sont des écrivains qui réfléchissent à partir de leur expérience propre de la langue. Cependant votre question n’est pas sans pertinence, à l’aune de ce qui se produit aujourd’hui. Je ne citerai pas de noms, tout le monde les connaît, mais il me paraît évident que des critiques d’aujourd’hui se sont mis à écrire des romans par vanité peut-être, ou illusion sur eux-mêmes, mais surtout parce que des éditeurs jugeaient leurs noms « porteurs ». Ces gens, qui ont en général la dent dure à l’égard de la création, qui n’ont pas de mots assez cruels pour dénoncer ses prétendues déficiences, nous offrent le spectacle d’écritures incroyablement plates et misérables. Un romancier peut devenir un critique. Je ne connais pas d’exemple inverse.

De plus en plus de critiques ne se penchent plus sur ce qui fait la force de la littérature. Ne trouvez-vous pas qu’elle se cantonne trop au thème, à l’histoire, au détriment du reste.

Évidemment il est plus facile de raconter l’histoire, de se cantonner au thème. C’est d’ailleurs assez dans la logique du courant anti-intellectuel qui domine aujourd’hui. Mais on ne peut pas englober ici tous les critiques. Un certain nombre de ceux qui ont écrit sur Jean Echenoz se sont interrogés sur les caractéristiques de cette langue extraordinairement innovante. Faire un papier sur « Certainement pas » de Chloé Delaume et s’attacher aux énormes ressources poétiques, musicales et rhétoriques de cette langue, c’est aller à contre-courant. Or c’est là que se joue une part de l’avenir de la littérature. Mais il faut du temps, une capacité d’étonnement, le courage de se plonger dans une vraie analyse, de chercher à comprendre ce qui est en jeu dans une page qu’on trouve particulièrement réussie. Pour ma part, dans mon cours de mastère, je pratique systématiquement avec mes étudiants des micro-analyses, pour essayer de mettre en lumière le fonctionnement de la mécanique textuelle. Récemment, lors d’un colloque consacré à François Bon, à l’université de Saint-Etienne, je me suis ainsi livré à une analyse au ras du texte des pages d’ouverture de « Décor Ciment ». Outre un intense plaisir intellectuel, j’ai trouvé, me semble-t-il, des voies d’entrée dans le texte. Au plus près, je crois, de ce qui a pu se produire au moment de sa création. De ce souci de me glisser dans la mécanique du texte, mes critiques portent quelques échos.

Que pensez-vous des revues littéraires françaises ?

Aujourd’hui j’en pense peu de choses. Parce que, en toute honnêteté, je ne les lis guère. Elles présentent en effet des airs de chapelles, avec leurs intolérances proclamées ou masquées, qui ne me semblent pas en phase avec la grande pluralité de la scène littéraire. Ou alors elles se contentent de présenter des textes comme des produits à l’étalage, sans le moindre substrat réflexif. Infiniment plus intéressants me paraissent être certains sites littéraires sur le Net. Je pense à celui de François Bon, qui est en train de donner au virtuel un véritable statut littéraire. Toute flagornerie mise à part, au vôtre aussi, qui n’est pas enrégimenté par le tempo de l’édition et du commerce.

Pourquoi luttez-vous vaillamment et depuis si longtemps ? Par conviction, volonté d’engagement pour une cause morale ?

Je crois que la littérature apporte un oxygène indispensable, enrichit notre présence au monde, nous aide à nous « hisser sur nos propres épaules », comme l’exprimait si bien Paul Valéry. Ma préoccupation, c’est que la littérature actuelle ne trouve que trop rarement une critique à la hauteur de ses qualités. Quand vous voyez la presse américaine parler du déclin culturel français, vous vous dîtes qu’elle nous renvoie en pleine figure le discours de mépris que l’on tient ici-même à l’égard de la création contemporaine. Il serait temps de faire savoir que dans l’espace linguistique français il existe de grands écrivains. Or les voix prétendument autorisées, en vertu de compétences qui n’ont que peu à voir avec la littérature vivante, je pense par exemple à Marc Fumaroli, ne lisent le contemporain qu’avec d’énormes préjugés, en se drapant dans la contemplation et l’admiration du passé littéraire. La défense et l’illustration du roman contemporain, telle est l’une de mes principales motivations.

Le roman exclusivement ? Privilégiez-vous aujourd’hui, par goût, une forme littéraire ?

Oui, j’ai un faible pour le roman, qui n’est certainement pas le genre exténué que l’on prétend voir ici ou là. J’aime lire des romans, parce que j’y trouve plus sûrement qu’ailleurs des éléments qui construisent un sens au monde dans lequel nous vivons. Et puis le roman est aujourd’hui un genre multiforme, en lequel tous les autres genres viennent à converger. Le roman est pour moi la quintessence du littéraire. La poésie comme la philosophie, l’art comme la science y trouvent leur place. D’une façon certes nouvelle depuis l’explosion des sciences humaines au début des années 1960. On ne conçoit ni n’écrit plus de romans comme Balzac. Encore que… Mais les exemples que je vous donnais d’un Gailly, d’un de Swarte ou d’un Toussaint, montrent précisément que le genre s’est transformé pour rester fondamentalement lui-même. Vous imaginez un monde sans romans ?

Depuis que vous avez reçu le Grand prix de la critique de l’Académie française, en 2000, vous êtes chargé – par des attachés culturels ou des directeurs d’instituts – de promouvoir la littérature française à l’étranger. Comment est-elle perçue dans les pays où vous vous êtes rendus ?

Il y a toujours beaucoup de passion dans les auditoires. Les littératures de langue française bénéficient d’un a priori favorable et il existe un fort désir d’en mieux connaître l’état actuel. J’ai été l’an dernier époustouflé par le niveau de connaissance des étudiants de l’université d’état Lomonossov, à Moscou, qui pourraient sans difficulté en remontrer à la plupart de leurs condisciples français. Leurs professeurs y font un travail exemplaire, qui apporte le plus convaincant des démentis aux déclinologues hexagonaux. La littérature contemporaine n’est pas cet OVNI qu’on tend ici à vouloir nous présenter. Elle répond à des sensibilités et des attentes nouvelles. En France comme à l’étranger. Il appartient à ceux qui la fréquentent assidûment de la faire connaître. En somme d’apporter, un peu partout dans le monde, la preuve par les œuvres.

Merci beaucoup, Jean-Claude et au plaisir de vous lire encore longtemps.

Merci surtout à vous, Pascale. J’ai banni le « je » de mon travail, et pourtant je me suis pris au jeu de ce dévoilement. Je sais bien qu’il y a toujours dans le critique une subjectivité quelque part à l’œuvre. Elle s’est donc ici rendue visible par l’exercice de maïeutique auquel vous m’avez invité. J’espère seulement m’être fait comprendre. Avoir fait comprendre aussi ce travail de connaissance, effectué dans l’ombre, très à l’écart de ces paillettes et de ces projecteurs qui font trop souvent revêtir au critique l’habit de l’amuseur et du bateleur. Pour ne pas dire du bouffon de la littérature.

Calou, l’ivre de lecture : http://livre-de-lecture.fr


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