TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Entretien avec François Taillandier


Depuis plus d’un demi-siècle, les grandes fresques en plusieurs volumes avaient disparu du paysage romanesque français. Depuis 2005, François Taillandier s’y est à nouveau essayé. Il s’en était expliqué une première fois, au tout début de l’entreprise. Le projet est aujourd’hui suffisamment engagé, pour permettre de prolonger la réflexion. Sur l’ambition, sur la méthode, comme sur la posture de l’écrivain lui-même dans son interprétation du réel.
Vous nous livrez aujourd’hui le troisième volume de « La grande intrigue », l’ensemble romanesque que vous avez commencé en 2005. Mais on peut aussi lire ce livre en soi, sans avoir eu forcément connaissance des deux qui l’ont précédé. Est-ce que cela n’invalide pas en partie l’idée de suite romanesque, qui était la vôtre à l’origine ?

J’ai fait en sorte qu’on parle de suite romanesque parce que je ne voulais pas entendre parler de saga ou d’histoire d’une famille, même si les liens familiaux et générationnels y occupent une place importante. Pour moi, il s’agit bien de cinq romans autonomes qui sont autant de portes sur le même univers, on revient sur des personnages, des lieux, des thèmes… Il y a là un souvenir de Balzac en même temps que le reflet de mon intérêt pour l’hyper-indexation des nouveaux supports numériques, les liens multiples, les connexions… Même les chapitres de chaque volume peuvent être lus dans le désordre.

On distingue maintenant très bien la logique de votre stratégie narrative : vous ne proposez aucun cheminement de type chronologique, mais une manière de continuel élargissement du champ de vision à partir de vos deux personnages principaux. Vous n’avancez pas dans le temps, vous avancez dans l’espace, dans le monde !

C’est exactement ça. La structure d’ensemble correspond à une représentation du temps : je perçois le temps comme un espace, un vaste domaine immobile où l’on circule. On ouvre des portes, on découvre des pièces peuplées de figures semblables aux mannequins costumés et mis en scène par le photographe Bernard Faucon, qui illustrent fort à propos la réédition en Folio. La famille Rubien devant la télé, la grand-mère Maudon seule dans son boudoir, des amants dans une chambre… Pas de chronologie, donc, mais des polarités, indiquées par les titres : l’hypothèse sociologique de l’option Paradis, la construction des récits (ce que j’appelle le telling), et dans le troisième volume les tombeaux, la présence persistante des morts. Freud disait, je crois, que l’inconscient ne connaît pas le temps. Pour mon architecte Nicolas, l’architecte Ledoux, qui vivait au XVIII° siècle, est sans doute aussi présent que son propre père. Il y a aussi ce grand-père juif, coiffeur à Belleville, mort amnésique, et qui a toujours gardé un étrange silence sur le temps de l’étoile jaune et de la grande rafle… Ce silence obsède Jeanne, sa petite-fille. Donc, ce personnage disparu est toujours là. Le roman devient le lieu d’hypothèses qui ne seront jamais vérifiées.

L’histoire de vos deux personnages semble finalement moins vous importer que la mise en lumière progressive des éléments d’une histoire familiale et sociale à laquelle ils appartiennent. Vous vous intéressez donc plutôt à ce qui, consciemment ou inconsciemment, les constitue ?

En effet. Le lien amoureux entre Nicolas et Louise, leur remémoration à deux du passé familial commun, est plutôt un sésame, en même temps qu’une transgression initiale. C’est un peu Adam et Eve devant l’Arbre de la connaissance… A travers eux je me pose la question : de quoi sommes-nous faits ? Que subsiste-t-il en nous de nos héritages sociaux, familiaux, culturels ? Comment les transformons-nous ? C’est pourquoi ils demeurent un peu statiques. Ce que je voudrais éclairer par la suite, c’est comment ils « font couple ». Mais c’est difficile, je les suis pas à pas…

Vous leur faites aussi porter sur ce début de 21ème siècle un regard qui n’est pas dénué de contradictions. Leur existence de cousine et cousine devenus amants les inscrit dans un mouvement de liberté des mœurs. Leur mode de vie confortable et égocentrique les situe du côté des bobos. Leurs modes de pensée indiquent une posture de conservateurs « New Age ». Pourquoi avoir choisi ce profil pour vos personnages ?

Un peu bobos, c’est vrai, en très vieux français on aurait dit libertins, c’est-à-dire qu’ils se construisent une identité à leur gré, en kit. Louise, athée, mène une vie amoureuse très libre, se proclame de droite, avoue aimer l’argent, mais se montre capable par exemple de porter un regard enjoué et optimiste sur l’immigration, ou de s’intéresser aux préoccupations plus intellectuelles de son amant. Lui, plutôt mal à l’aise dans le monde moderne, encore qu’il en maîtrise les codes, chevènementiste de façon très sceptique en 2002, renouant un lien avec le christianisme. Pourquoi eux ? Je ne sais pas. Ils se sont imposés comme ça. Je pense que ce sont des miroirs ou des porte-parole de mes propres questions existentielles. Je suis disparate comme eux : je me revendique catholique et j’écris dans l’Huma, je me sens plutôt un homme de gauche et je n’aime pas le PS, sur certains points je me trouve réac, mais j’exècre la droite libérale … Pour ne rien dire de contradictions plus personnelles. Et j’aime mes paradoxes ! C’est le lot de l’individu « autonomisé » de la modernité.

Pourquoi également cette focalisation sur des figures de la classe moyenne supérieure ? Pour continuer, cette fois dans le contexte de l’ultralibéralisme, la fonction balzacienne du romancier « secrétaire de la société » ?

François Salvaing m’a dit un jour (et dans son esprit ce n’était pas dépréciatif) que j’étais typiquement l’écrivain petit-bourgeois qui n’aime pas sa classe. Je crois que c’était bien vu. Il peut y avoir une distance intérieure, mais on n’échappe guère à sa condition sociale. J’évoque ce que je connais : les univers provinciaux d’autrefois, la middle class urbaine dite « évoluée » (mais évoluée vers quoi ? C’est une autre question du roman !) En même temps, je m’efforce d’ouvrir des portes, de sortir du cercle : c’est le sens de ce que dans le tome 2 j’ai appelé l’option africaine, et qui prendra une importance croissante. A la fin du tome 3 il est question d’un immigré clandestin du camp de Sangatte dont personne ne sait ni le nom, ni le pays d’origine. Je voudrais m’emparer de ce personnage hypothétique, ce serait peut-être une contre-focalisation… L’ultra-libéralisme fabrique à l’échelle planétaire de nouveaux standards sociaux. C’est cela que je tente d’approcher.

Voyez-vous un rapport, à ce titre, entre votre travail romanesque  et votre activité de chroniqueur à l’Humanité ?

Quelques mois après avoir fini le tome 1, « Option Paradis », j’ai retrouvé en rangeant mes papiers une chronique de l’Huma, vieille de plusieurs mois, que je ne me souvenais plus d’avoir écrite. Elle s’appelait : Opération Paradis. Il y avait déjà à peu près tout, en tout cas l’essentiel, l’image publicitaire du bonheur, le sourire béat du consommateur comblé… Cet exercice « imposé » du mercredi matin est donc un peu, je crois, le carnet d’esquisses du romancier. Depuis cet été, je l’ai focalisée sur le personnage de Nicolas Sarkozy, incarnation assez nouvelle d’une droite sans complexe et qui est tout sauf conservatrice, c’est cela qui m’intéresse. Et dire que Louise a certainement voté pour lui ! 

Entretien réalisé par Jean-Claude Lebrun

     Le coup de jeune du réalisme

François Taillandier, « Il n’y a personne dans les tombes », Editions Stock, 342 p., 19,50 €.

Si les deux premiers volumes de « La grande intrigue » pouvaient laisser planer un petit doute sur la pertinence du projet, le troisième l’aura définitivement balayé. C’est en effet un livre plein, porté par une vision d’une considérable largeur, qu’il nous propose aujourd’hui. Certes l’histoire des cousins amants Louise et Nicolas, bobos de nos années 2000, en constitue toujours la cellule souche. Mais on voit désormais apparaître l’arborescence touffue à laquelle elle est venue s’ajouter : le roman d’une famille de notables provinciaux, dont ils découvrent des ramifications tenues soigneusement cachées par les générations successives. Comme cet « élément rapporté » que fut un grand-père juif, coiffeur dans le Belleville des années 1930. Ou cette autre « étrangère », l’épouse d’un des ancêtres du clan qui avait filé un jour à Paris. Jamais plus un mot n’avait été prononcé sur elle, jusqu’à ce que les cousins retrouvent sa trace dans le Montparnasse artiste des années 1920…

         Le roman s’élargit en effet aux dimensions d’une fresque de l’ancien siècle et de celui-ci en son début. Mais une fresque résolument moderne, où des pinceaux de lumière tour à tour s’allument. Sortant de leurs ténèbres des êtres oubliés, des épisodes enfouis, des lieux ignorés. Un travail d’archéologie intellectuelle, culturelle et sociale qui met au jour le lien de filiation entre la vieille norme bourgeoise, procédant par rejets, étouffements et silences, et l’actuel libéralisme, seulement plus disert et plus apparemment tolérant. Avec ce livre de très haute qualité, François Taillandier donne au réalisme critique un sérieux coup de jeune.

  Jean-Claude Lebrun