Claude Monet ne cesse d’inspirer les écrivains. Ainsi, pour s’en tenir à un seul livre marquant de la dernière période, « Deux remords de Claude Monet », le très remarquable roman de Michel Bernard (La Table Ronde, 2016). Le maître de Giverny se trouve aujourd’hui de nouveau au centre d’une séduisante « fiction documentée » de Catherine Vigourt, « Une parcelle du monde », dans laquelle l’autrice s’attache au cheminement humain et artistique de celui-ci au fil de six grandes dates de sa vie, de 1893 à 1926

Cette fois il s’agit moins de restituer dans une œuvre littéraire des instantanés du parcours du grand artiste, dans un geste peu ou prou biographique, que de dialoguer avec celui-ci et son temps. Une romancière du XXIème siècle s’adresse ici au peintre à cheval sur le XIXème et le XXème siècles. Le récit de vie alterne ainsi avec des paragraphes, dans lesquels Catherine Vigourt interpelle Claude Monet. Cela commence donc un jour de neige : « Nous sommes jeudi 24 janvier 1893, l’hiver de tes cinquante-deux ans, et tu crois détenir ici une parcelle du monde. » A Giverny, acheté à l’automne 1890, s’est en effet enclenchée la création du jardin qui deviendra l’autre chef d’œuvre de l’artiste : « Tu es arrivé à ce qui n’est pas encore un jardin, mais qui n’est plus un terrain ni une prairie, parce que tu le plantes, tu le creuses, tu le sèmes. Et tu le peins. » Le ton est donné. Le tutoiement est celui d’une familière de l’œuvre picturale, elle-même artiste de la langue, qui met à profit l’avantage du siècle passé depuis le décès du peintre pour évoquer ensemble le changement de statut de sa peinture et les aléas que traversa son jardin, avant de devenir l’un des hauts lieux patrimoniaux du pays, propriété de l’Institut de France depuis 1966.
Ceux dont on oublie la présence auprès des grands artistes. Qu’on ne peut littéralement pas « voir en peinture »
Si l’appartenance au genre romanesque est annoncée en couverture du livre, c’est que Catherine Vigourt insère dans le scrupuleux rendu des événements documentés de la vie de Claude Monet ses propres imaginations. Notamment pour évoquer cette partie invisible de l’existence qui en constitue pourtant l’essentiel : le quotidien, avec ses habitudes, son rythme et ses rites. Comme ces repas si importants à Giverny, leur préparation dans la cuisine bleue que chacun désormais connaît, leur partage avec les fréquents invités dans la salle à manger jaune. Ou encore l’entourage, l’épouse Alice, la belle-fille Blanche, la cuisinière, le jardinier, les voisins de Giverny. Ceux dont on oublie la présence auprès des grands artistes. Qu’on ne peut littéralement pas « voir en peinture », écrit Catherine Vigourt. La romancière offre une restitution tout en finesse, l’élégance est sa marque de fabrique, de ces moments aussi capitaux pour le peintre que ses rencontres avec Georges Clémenceau, à partir de 1890. Une étroite amitié de quatre décennies, initiée par le critique d’art Gustave Geffroy, dont témoignent leur volumineuse correspondance et le ton de celle-ci. Celui qu’on surnommait le Tigre, pour les coups de griffes qu’il distribuait généreusement à ses adversaires, usait dans ses lettres à Monet de formules pour lui marques d’affection comme « Mon vénérable débris » ou « Mon vieux cœur. » Il avait à Giverny table ouverte. L’on sait son action pour trouver un lieu parisien à la hauteur des « panneaux décoratifs » que le peintre réalisa malgré sa cataracte dans les sept dernières années de sa vie. Les « Nymphéas », c’est évidemment d’eux qu’il s’agit, que Monet avait souhaité « offrir à l’Etat » après le 11 novembre 1918 (« C’est la seule manière que j’ai de prendre part à la Victoire ») furent finalement installés au musée de l’Orangerie.
Une saisissante œuvre littéraire apparaît en miroir de l’œuvre picturale