TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Yahia BELASKRI


En 2011 Daniel Arsand faisait paraître le bouleversant « Un certain mois d’avril à Adana » (Flammarion).  Il y était question des massacres annonciateurs du génocide arménien, que les Jeunes Turcs commirent dès 1909 dans la grande ville de Cilicie, et de l’exode vers l’Ouest de certains rares survivants. Quatorze ans après l’écrivain franco-algérien Yahia Belaskri reprend ce sujet dans « N’oublie pas notre Arménie. » S’il  paraît s’éloigner de l’Algérie de ses précédents romans, sa généreuse perspective humaniste demeure, incarnée par deux admirables figures, Maritsa, une jeune femme médecin, et le père Burak, lui-même rescapé de premières  tueries de masse, les « massacres hamidiens », qui visèrent Arméniens et chrétiens syriaques à Urfa entre 1894 et 1896

Maritsa Ohadjanian était arrivée à Adana en avril 1909. Elle venait de Constantinople, envoyée en mission dans la région par une organisation humanitaire arménienne. Logée dans un monastère, elle n’en avait pas moins immédiatement perçu la lourde ambiance alentour : « A peine quelques jours que je suis là et ce soir, la douceur du printemps s’est évanouie », note-t-elle, avec une sobriété qui laisse déjà présager le pire, dans le carnet qui ne la quitte jamais : « N’oublie pas notre Arménie » porte en sous-titre « Les carnets de Maritsa. » C’est en effet par leur entremise que Yahia Belaskri entreprend de restituer le génocide en marche. Le récit y puise sa sensibilité extrême, sa beauté et son humanité. Dès son arrivée, Maritsa avait assisté à une messe dans la proche église Notre-Dame. Un jeune prêtre, « grand, le visage avenant, une présence rayonnante et rassurante »,  était l’officiant : le père Burak, qui allait rapidement jouer dans sa vie un rôle majeur. Les premières pages du roman, puissamment suggestives, alors que la terreur va bientôt s’abattre sur Adana, restituent le regard lucide de la jeune femme médecin, sa vision du péril qui monte en même temps que sa constante prise de distance, en un mot son souci de raconter sans jamais cesser d’analyser. Mais aussi, d’une prégnance au moins équivalente, la richesse de ses références et la finesse de sa plume : «  tour ce qui est humain s’affaisse et le cheval de l’apocalypse s’annonce par ses rauques mugissements. »

La fiction ajoute à des faits déjà abondamment documentés le souffle d’une parole vivante

Son séjour à Adana sera de courte durée, à peine quelques jours. Il lui faudra très vite fuir la ville en flammes,  sauvagement martyrisée par «  des hordes de bachibouzouks, mercenaires turcs et kurdes. » En compagnie du père Burak et d’autres rescapés elle fuira vers l’est. Ses carnets restituent les étapes de leur exil. Alep en mai 1909, Manbij et Tabriz de juillet à septembre, enfin Samarcande. Ils y resteront huit ans. En 1914, pressentant les horreurs à venir dans l’Empire ottoman, les parents de Maritsa avaient quitté Constantinople, un bateau les avait conduits à Alexandrie. Trois ans plus tard, au terme d’un périple compliqué pour contourner la terre des bourreaux, leur fille les y avait rejoints avec celui qui était devenu son époux et leurs deux garçons. Un second exil avait suivi, tandis que la Première guerre mondiale enflammait la région. Les carnets, « entamés dès le premier jour de [la] fuite d’Adana », témoignent de la totalité des malheurs qui se sont abattus sur le peuple arménien. Et la fiction ajoute à des faits déjà abondamment documentés le souffle d’une parole vivante. Réalisant le tour de force de se présenter comme une odyssée et un témoignage de première force.

Hanoum, du pain ! Hanoum, j’ai faim !

A quoi il faut ajouter la vingtaine de poèmes accompagnant à intervalles réguliers le récit. Des « voix de femmes », véritable chœur antique, des différentes villes traversées dans leur exil par Maritsa et Burak. Des poèmes et chants traditionnels d’Arménie auxquels l’auteur a joint des textes de son propre cru. Qui élèvent « N’oublie pas notre Arménie » à une véritable dimension épique. Tout comme les histoires du malicieux Nasr Eddin Hodja, qui apportent leur chaleur en même temps qu’en sens de l’ironie sans lequel la région ne se comprendrait pas.  Ou encore cette déchirante supplication  d’un enfant croisé sur la route de l’exil, consignée seule au milieu de la page blanche d’un carnet, « Hanoum (Madame), du pain ! Hanoum, j’ai faim ! », qui n’a plus jamais cessé de hanter la narratrice. Tandis que des solidarités se manifestaient de la part de musulmans, de juifs, de chrétiens. La beauté littéraire, une richesse culturelle ancestrale et un profond humanisme vont ici de pair. C’est un livre d’une force considérable que nous propose aujourd’hui Yahia Belaskri.

« N’oublie pas notre Arménie » de Yahia Belaskri, Editions Zulma, 192 pages, 18,50 €
26/06/2025 – 1749 – W129

2 réponses à “Yahia BELASKRI”

  1. Une critique qui respire autant la profondeur et la sincerite nous incite à pressentir le chef- d oeuvre.
    En tout etat de cause nous avons maintenant envie de constater, verifier ???… par nous- même.
    Merci. La sobriété enflammee de votre enthousiasme, votre certitude sensible déjà nous reconfortent.
    Jean- Claude a bel et bien élever Yahia, déjà tres haut, on le sait.

  2. « … tout ce qui est humain… » nous bouleverse sous ta plume – profond, intense … Nos « mercii «  sont
    Bien petits … Bel été à toi et à bien vite