Parmi les bonnes surprises de ces derniers mois, il faut assurément compter un premier roman quelque peu atypique, manière de récit d’Apocalypse se jouant sur les océans, depuis Port Tudy sur l’île de Groix jusqu’au milieu des icebergs de l’Antarctique. « Les Horizons perdus » de Jean Pichard restitue une équipée maritime sans le moindre rapport avec les grandes courses au large qui font l’actualité. Nulle compétition, nul défi chronométrique pour les deux hommes embarqués sur le Marie Belle, mais simplement un acte de survie

C’est que le monde est entré en convulsion. Partout se produisent des dérèglements majeurs. D’immenses pannes mettent les réseaux de communication à l’arrêt, des violences d’une rare intensité déchirent les sociétés, des pénuries de toute sortes font tache d’huile, des conflits partout éclatent. Un processus de désagrégation est à l’œuvre, qui fait lointainement écho au roman visionnaire d’Alain Nadaud « L’Envers du temps » (1985) : on y voyait les humains entamer une saisissante marche à rebours vers les temps primitifs. On en prend ici le chemin : « la société s’installait dans une illégalité de plus en plus sauvage », note celui qui raconte. A l’image de l’auteur, cet originaire de l’île de Groix s’est établi à Berlin. La ville électrique de toutes les audaces et de tous les excès, qui l’avait fasciné était devenue une vitrine quotidienne du désordre du monde. Il se trouvait aux premières loges pour en observer le spectacle. Lors d’un retour annuel en Bretagne il avait croisé une vieille connaissance, Eric, qui envisageait de fuir ce chaos et de prendre le large à bord d’un voilier naviguant à l’ancienne, seulement avec cartes et sextant. Un moyen sûr d’effectuer la grande traversée qu’il planifiait. Peut-être aussi de couper le cordon qui le reliait encore à la terre. La matière du roman lentement s’épaissit.
Le tour de force de Jean Pichard, c’est de doubler le roman d’Apocalypse d’un authentique roman d’aventures maritimes
Le départ prévu en juillet à cause du contexte perturbé avait été retardé : « Ce fut un immense soulagement lorsque nous avons largué les amarres.» Organisé en soixante-huit courts chapitres, qui en assurent le rythme soutenu, « Les Horizons perdus » restituent d’abord ce qu’on pourrait désigner comme la préhistoire du projet dans le contexte d’embrasement général précédant une catastrophe planétaire dont les deux navigateurs auront vent au cours d’une escale lointaine. C’est à partir du chapitre vingt-trois, intitulé grand large, que commence le périple sur les océans, forcément impressionnant pour celui qui en tient désormais le journal : « Sous la coque du bateau il y a plus de quatre kilomètres d’une masse mouvante, dense et compacte. » Le tour de force de Jean Pichard, c’est de doubler le roman d’Apocalypse d’un authentique roman d’aventures maritimes. A chaque escale d’hallucinantes informations leur parviennent sur la folie générale du monde. Quand eux-mêmes quittent leur bord, ils découvrent des villes portuaires livrées aux pillages, aux massacres et à la désolation. Sur de rares littoraux des humains restés à l’écart des bouleversements technologiques semblent avoir été épargnés par la déflagration. Peut-être un sujet de méditation pour les survivants de la planète en fusion. Sur le Marie Belle l’aventure humaine n’est pas non plus exempte de tensions. Ce composé, magistralement dosé, donne au roman une vigueur peu commune.
Une sorte d’acte de résistance