TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Jean PICHARD


Parmi les bonnes surprises de ces derniers mois, il faut assurément compter un premier roman quelque peu atypique, manière de récit d’Apocalypse  se jouant sur les océans, depuis Port Tudy sur l’île de Groix jusqu’au milieu des icebergs de l’Antarctique. « Les Horizons perdus » de Jean Pichard restitue une équipée maritime sans le moindre  rapport avec les grandes courses au large qui font l’actualité. Nulle compétition, nul défi chronométrique pour les deux hommes embarqués sur le Marie Belle, mais simplement un acte de survie

C’est que le monde est entré en convulsion. Partout se produisent des dérèglements majeurs. D’immenses pannes mettent les réseaux de communication à l’arrêt, des violences d’une rare intensité déchirent les sociétés, des pénuries de toute sortes font tache d’huile, des conflits partout éclatent. Un processus de désagrégation est à l’œuvre, qui fait lointainement écho au roman visionnaire d’Alain Nadaud « L’Envers du temps » (1985) : on y voyait les humains entamer une saisissante marche à rebours vers les temps primitifs. On en prend ici le chemin : « la société s’installait dans une illégalité de plus en plus sauvage », note celui qui raconte. A l’image de l’auteur, cet  originaire de l’île de Groix s’est établi à Berlin. La ville électrique de toutes les audaces et de tous les excès, qui l’avait fasciné était devenue une vitrine quotidienne du désordre du monde. Il se trouvait aux premières loges pour en observer le spectacle. Lors d’un retour annuel en Bretagne il avait croisé une vieille connaissance, Eric, qui envisageait de fuir ce chaos et de prendre le large à bord d’un voilier naviguant à l’ancienne, seulement avec cartes et sextant. Un moyen sûr d’effectuer la grande traversée qu’il planifiait. Peut-être aussi de couper le cordon qui le reliait  encore à la terre. La matière du roman lentement s’épaissit.

Le tour de force de Jean Pichard, c’est de doubler le roman d’Apocalypse d’un  authentique roman d’aventures maritimes

Le départ prévu en juillet à cause du contexte perturbé avait été retardé : « Ce fut un immense soulagement lorsque nous avons largué les amarres.» Organisé en soixante-huit courts chapitres, qui en assurent le rythme soutenu, « Les Horizons perdus » restituent d’abord ce qu’on pourrait désigner comme la préhistoire du projet dans le contexte d’embrasement général précédant une catastrophe planétaire dont les deux navigateurs auront vent au cours d’une escale lointaine. C’est à partir du chapitre vingt-trois, intitulé grand large, que commence le périple sur les océans, forcément impressionnant pour celui qui en tient désormais le journal : « Sous la coque du bateau il y a plus de quatre kilomètres d’une masse mouvante, dense et compacte. » Le tour de force de Jean Pichard, c’est de doubler le roman d’Apocalypse d’un  authentique roman d’aventures maritimes. A chaque escale d’hallucinantes  informations leur parviennent sur la folie générale du monde. Quand eux-mêmes quittent leur bord, ils découvrent des villes portuaires livrées aux pillages, aux massacres et à la désolation. Sur de rares littoraux des humains restés à l’écart des bouleversements technologiques semblent avoir été épargnés par la déflagration. Peut-être un sujet de méditation pour les survivants de la planète en fusion. Sur le Marie Belle l’aventure humaine n’est pas non plus exempte de tensions. Ce composé, magistralement dosé, donne au roman une vigueur peu commune.

Une sorte d’acte de résistance

Le livre de Jean Pichard s’inscrit dans l’ombre portée d’un autre texte devenu fameux. Le narrateur s’y réfère à de nombreuses reprises. En 1900 avait paru « Seul autour du monde sur un voilier de onze mètres. » Un navigateur canadien, Joshua Slocum, y narrait le premier voyage autour du monde à la voile en solitaire qu’il avait effectué entre 1895 et 1898. Une sorte d’acte de résistance alors que la marine s’apprêtait à changer d’époque. Quelques années plus tard, en 1909, il embarquait une dernière fois. Son bateau avait disparu dans l’Atlantique, au large du Venezuela. Nul doute que sa tragique destinée n’ait inspiré non seulement Jean Pichard, mais aussi le personnage d’Eric, grand lecteur de Slocum, qu’on entrevoit de plus en plus déterminé par une manière d’Amok, cette marche à la mort qui animait les populations boréales. Le narrateur en pointe les symptômes chez son compagnon. Une sourde dimension dramatique à hauteur humaine peu à peu vient apporter au récit une tonalité supplémentaire. L’épilogue de cette aventure aux aspects multiples est simplement de toute beauté, alors que le Marie Belle doucement s’avance dans « la blancheur aveuglante » et le silence de l’Antarctique, loin du bruit et de la fureur du temps. Une façon de réponse par l’effacement au fracas ambiant.

« Les Horizons perdus » de Jean Pichard, Editions du Canoë, 416 pages, 21 €
04/07/2025 – 1750 – W130