Le titre du quatrième roman de Renaud Meyer « Retour à Balbec » laisse clairement présager une ambiance proustienne, faite d’élégance, de raffinement et de culture savante, à laquelle une myriade de non-dits viendrait apporter la nécessaire acidité. Il suffit d’à peine quelques pages pour savoir que l’on ne sera pas déçu, tant le texte déborde de virtuosité et de sensibilité

Quelque part au cœur du livre il est question d’un « Orient, où l’on jouait de la musique française sur des pianos légèrement désaccordés, mais bouleversants de vérité. » Produire une telle phrase, c’est en même temps se dévoiler et révéler jusqu’à quel point peut agir l’imprégnation proustienne. Et que dire des deux protagonistes dont la relation constitue l’architecture du roman ? Samuel Pakhchelian, un pianiste prodige qui depuis dix ans s’est mis à distance du monde en refusant d’honorer un récital en forme de défi, l’ensemble des œuvres pour piano de Claude Debussy, au Carnegie Hall de New York. Et Agatha Karl, une discrète dame âgée très classe, qui se révèle être une romancière à succès. Ces deux-là se rencontrent un jour sur la terrasse d’un ancien hôtel dans une station balnéaire qu’on chercherait en vain sur une carte, Balbec, tout droit sortie d’ « A la recherche du temps perdu. » C’était sur sa plage que Samuel passait les étés de son enfance. On pourrait ajouter que la vieille dame ressemble à s’y méprendre à sa propre grand-mère, qui contribua à faire de lui un pianiste de réputation internationale. D’entrée de jeu quelque chose se met en place, qui noue réalité et fiction, remémoration de l’enfance et rémanence des lectures, littérature et musique. Le dispositif fonctionne à merveille.
Un permanent jeu de reflets qui donne au récit sa puissante dimension poétique
Samuel s’apprête à faire son retour sur scène, précisément à Balbec. C’est dans ce haut-lieu de l’invention littéraire qu’il rencontre la dame aux cheveux blancs, sorte de double de la grand-mère aujourd’hui disparue. Et qu’il apprend bientôt que, dans les livres de celle-ci, un certain « enfant aux yeux gris » occupe une position centrale. Impossible pour lui de ne pas se reconnaître dans ce personnage qui, comme lui, venait à Balbec en colonie de vacances et lui ressemble en tous points. Dans les livres d’Agatha Karl c’est le passé de Samuel qui resurgit. A moins que ce soit celui-ci qui ressemble au personnage littéraire imaginé par celle-là. Renaud Meyer ne cesse d’entretenir l’ambiguïté, dans une manière de permanent jeu de reflets qui donne au récit sa puissante dimension poétique. Un authentique tour de force. Les livres « nous délivrent des pesanteurs du monde » déclare un troisième personnage qui plus loin est entré en scène. Une certaine Albertine, libraire de son état et grande lectrice d’Agatha Karl. En réponse à « Albertine disparue » la voici donc qui apparaît. Et qui bientôt se révèle elle-même en romancière. Le jeu de références ne cesse ainsi de s’enrichir d’épisodes nouveaux, pour le plus grand plaisir du lecteur, qui finit par se laisser emporter dans un flot narratif dont les sources, réelles ou fictives, finissent par se brouiller.
Un chef-d’œuvre de variations multiples