S’il a fallu attendre la parution d’« Attaquer la terre et le soleil » en 2022 (prix Le Monde et prix Livre Inter) pour que Mathieu Belezi accède enfin à une reconnaissance à la hauteur d’un talent qui ne cesse de se manifester depuis son premier livre (« Je suis tout seul et j’ai la fièvre», 1988), « Cantique du chaos » apporte aujourd’hui une nouvelle confirmation que son œuvre se situe dans le plus ambitieux et le tout meilleur de la littérature contemporaine de langue française
Il faut commencer par le plus frappant, cette langue faisant feu de tout bois, qui laisse admiratif et fascine. Donnant à voir ce qui ressemble fort à l’écoulement d’un flux de conscience dans le voisinage de Faulkner. Rendu visuellement par ces phrases et ces paragraphes sans majuscules ni ponctuation, à l’exception de virgules et de points d’interrogation. Avec comme seule respiration des sauts à la ligne. Et au tout début ces six pages fulgurantes en forme de poème en vers libres, ou plus exactement de cantique, pour relater de façon déclamatoire la catastrophe de « cinquante-quatre jours et cinquante-quatre nuits » qui avait ébranlé le monde : un déluge qui ne consista pas en une submersion de la planète, mais qui, actualisant en quelque sorte le texte biblique, prit la double forme d’un chaos climatique et politique (« tout avait fini par aller de travers »). Cela s’était passé vers le milieu du XXIème siècle, les quatre-cinquièmes de l’humanité n’y avaient pas survécu, des régimes totalitaires avaient partout pris le pouvoir, brutalisant les populations, les réduisant à l’esclavage et continuant le travail mortifère des éléments. « Ô nations coupables / dans quelles ténèbres avez-vous sombré ? » profère la voix narrative du texte d’ouverture. En France un certain « Front », dirigé par une « Générale-Présidente », avait pris les commandes. Le vingtième roman de Mathieu Belezi se présente d’entrée de jeu comme une dystopie. Cependant que son sombre lyrisme l’inscrit dans une véritable esthétique de la résistance.
C’est à ce personnage peu recommandable qu’il échoit pourtant de sauver aujourd’hui le peu qui reste d’humanité
Car dans cet univers littéralement fracassé quelques humains essaient encore de se tenir droit. Parmi eux Théo Gracques, rencontré déjà en 2017 dans « Le Pas suspendu de la révolte », dont on se souvient qu’il y tenait le rôle d’un serial killer. C’est à ce personnage peu recommandable qu’il échoit pourtant de sauver aujourd’hui le peu qui reste d’humanité. L’ombre de la Bible n’est jamais bien loin. C’est la voix de Théo qui maintenant s’élève pour évoquer l’errance comme seule forme possible du refus. Les voix de deux femmes viendront ensuite en contrepoint du sombre cantique. Entretemps Théo avait fait du chemin. Il avait gagné d’abord une île proche du continent, y avait fait la connaissance de Chloé, mère de deux adolescents, l’une des deux voix féminines. Quelque chose avait alors paru de nouveau possible. Jusqu’à ce que les forces de la barbarie investissent l’île. Il avait de nouveau fallu fuir. Un long périple qui s’était achevé sur le continent américain, parcouru du nord au sud jusqu’aux rives de l’Orénoque. Une survie au milieu de la faune sauvage et des humains de la forêt était enfin apparue possible. Un nouveau début s’apparentant à un retour aux origines.
Ce qui frappe paradoxalement dans ce roman d’un monde post-apocalyptique, c’est la profusion et l’incroyable variété des épisodes imaginés par l’écrivain
Du long voyage on retiendra les images d’une même dévastation et d’une même terreur. Mathieu Belezi possède un sens aigu de l’image choc d’inspiration baroque. On pense à sa saisissante évocation d’une escale dans un monde revenu à l’état sauvage : « A force d’errer dans les ruines de Panama, seul pendant que Miguelita s’amusait avec des gosses qui vivaient en bandes organisés dans l’amas de ferrailles et de cordes d’un rafiot construit à l’époque antédiluvienne de la croissance infinie, seul à arpenter le macadam troué des rues, à traverser en silence les ombres portées des immeubles aux fenêtres crevées, à chercher encore de la vie là où il n’y avait plus que des cadavres de chiens, de chats et d’humains que le soleil finissait de nettoyer… » Il est ici question d’une Miguelita qui avait succédé à Chloé et accompagnerait désormais Théo dans la dernière partie de son aventure terrestre. Car ce qui frappe paradoxalement dans ce roman d’un monde post-apocalyptique uniformément dévasté et confronté à la terreur, c’est la profusion et l’incroyable variété des épisodes imaginés par l’écrivain. Et tout du long sa formidable richesse stylistique, flux de conscience, poèmes, évocations de lieux divers, insertion d’une nouvelle, diversité des voix narratives… Comme si la puissance d’invention de la littérature pouvait tenir lieu de résistance au chaos général. C’est l’éclatante démonstration de ce superbe et captivant roman.
« Cantique du chaos », de Mathieu Belezi, Robert Laffont, 400 pages, 23 €