TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Philippe Krhajac


Philippe Krhajac

Après « Une Vie minuscule » (2018), lauréat du très sagace Festival du premier roman de Chambéry, l’auteur né en 1966 fait aujourd’hui paraître le deuxième volume d’une trilogie d’apparence autobiographique, mais qui révèle une ambition d’écriture infiniment plus large

Il y eut donc ce bouleversant premier roman initiatique, réintitulé en 2019 « Un dieu dans la poitrine », dans le sillage d’un garçonnet abandonné à quatre ans et recueilli par l’Assistance Publique. Cela se passait en France dans les années 1970. On allait suivre le héros jusqu’à sa vingt-deuxième année. On apprendrait ainsi qu’il avait été laissé à son triste sort par des parents d’origine yougoslave, eux-mêmes en grande difficulté, qu’il était ensuite allé de famille d’accueil en famille d’accueil, devant endurer  quantité d’avanies parfois adoucies par de belles rencontres. Et surtout ne perdant jamais l’espoir de retrouver son père et sa mère, condition requise pour comprendre ses origines et devenir soi-même. N’échappant pas non plus, au milieu de toutes ces tribulations, à la case prison. Plus tard enfin, trouvant dans l’univers du théâtre une échappatoire et une seconde famille, au fil d’un parcours de vie qui ressemblait beaucoup à celui de Philippe Krhajac, lui-même en effet présent au théâtre, au cinéma et à la télévision. Tout un itinéraire ici restitué dans un mélange de rage et de poésie et qui se retrouve peut-être encore amplifié dans « Le Souffle des hommes. »

Le récit de Philippe Krhajac brasse une matière profondément enracinée dans l’Histoire, en même temps qu’il restitue de magistrale façon des parcours humains chaotiques

Le double romanesque de l’auteur se nomme Phérial Chpapjik. On le retrouve le 24 mars 1999, dans le superbe et poignant chapitre d’ouverture intitulé « La folie des Balkans ». Ce jour-là l’OTAN commençait de bombarder la Serbie de Milosevic, en représailles au massacre de Racak : « La folie vient de surgir des hauteurs nuageuses et les bombes s’abattent sans répit sur le peuple serbe en faillite. » Quelques semaines après, à Novi Sad, Phérial avait vu mourir son oncle et sa tante lors d’un bombardement, sa compagne Danie avait été blessée à la tête par un éclat d’obus. Par un itinéraire compliqué, à travers la Serbie, la Roumanie, la Hongrie et l’Allemagne, ils avaient regagné la France, le funeste bout de métal toujours fiché dans le crâne de la jeune femme : ils n’en avaient malheureusement pas fini avec la Yougoslavie. Le récit de Philippe Krhajac brasse une matière profondément enracinée dans l’Histoire, en même temps qu’il restitue de magistrale façon des parcours humains chaotiques. Avec en premier lieu la recherche des parents, la découverte de la grande délinquance du père, « gangster de l’Est » expulsé du territoire français, le rapport compliqué avec la mère, visiblement incapable d’accepter ce fils et qui a choisi de s’installer à Francfort, pour lui signifier son désir de maintenir les distances.

Les événements les plus divers s’étaient succédé dans un saisissant désordre, donnant au roman des allures de kaléidoscope de la vie

De retour à Paris, Phérial s’était rapidement retrouvé seul, après quinze ans de vie partagée. L’éclat de métal de Novi Sad avait accompli sa fatale mission. Il s’était installé en banlieue, en plein marasme personnel. Commence alors la deuxième partie du roman, intitulée « le déclin », qui s’ouvre paradoxalement sur une mise au monde. Chez Phérial, personnage shakespearien, lumières et ténèbres apparaissent continûment indissociables. Le fameux mélange des genres célébré par Stendhal. Il avait en effet rencontré Anna. On les voit en voiture, du côté de Créteil,  foncer vers une maternité. Dans des pages d’une noire beauté, l’homme il y a peu encore dévasté ne voit autour de lui que dévastation.  Philippe Krhajac déploie ici son sens de l’image, la puissance de sa vision : « La banlieue est une tragédie sous drogue, dont personne ne se souviendra lorsque, dans un ultime sursaut, elle sombrera. » Un fils était né, Ethan. Phérial avait rêvé de théâtre, il allait connaître les difficultés des plaines, deviendrait intérimaire, ferait de l’assistance à la personne. Le tumulte cède le pas à l’émotion, Shakespeare jamais loin. Le théâtre toujours en tête, mais les vieux démons pas morts. Anna avait craqué. Il y avait eu enfin le miracle du rôle-titre de « Don Quichotte », en espagnol, à Madrid, mis en scène par un Polonais célèbre. Puis Alice. Les événements les plus divers s’étaient succédé dans un saisissant désordre, donnant au roman des allures de kaléidoscope de la vie. Un souffle puissant passe sur tout cela, confirmant la belle vigueur de cette écriture.

« Le Souffle des hommes », de Philippe Krhajac, Belfond, 304 pages, 20,50 € (numérique 13,99 €)
09/03/2023 – 1649 – W30

2 réponses à “Philippe Krhajac”

  1. Tu rends puissamment la force du chaos – Merci Jean Claude

    • Dans ce livre règne effectivement un superbe chaos. Le jury de Chambéry avait eu le nez fin…
      Toute mon amitié