TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Paul GUIMARD


La première édition chez Denoël de « Rue du Havre », le deuxième roman de Paul Guimard (1921- 2004), remonte à 1957.  Une nouvelle génération de lecteurs pourra assurément y découvrir, outre un ton irrévérencieux et une liberté de pensée aujourd’hui  difficilement concevables, une horlogerie narrative de haute précision, dans le droit fil d’une certaine idée du roman alors contestée

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L’écrivain, qui fut sur le tard chargé de mission auprès du président François Mitterrand, fut aussi l’auteur du roman, on dirait maintenant « inspirant », « Les Choses de la vie »(1967), dont Claude Sautet en 1970 tira un grand film mélancolique et tragique. Façon de situer la tonalité de cette œuvre. Il faut donc savoir gré aux éditions L’Echappée et à Blandine de Caunes, fille de Benoîte Groult, l’autrice féministe décédée en 2016 qui fut la seconde compagne du romancier, de nous donner à relire ce texte. Celui-ci en effet restitue très fidèlement l’ambiance grise des années 1950 en même temps qu’il donne à voir une certaine conception du romanesque centrée sur le rôle du hasard. A la même époque d’autres écrivains s’attachaient à déboulonner le statut traditionnel des personnages dans ce qu’ils présentaient, non plus comme « l’écriture d’une aventure », qui fondait jusqu’alors le pacte romanesque, mais comme « l’aventure d’une écriture. » Dans « Rue du Havre », au débouché de la gare Saint-Lazare, c’est autour d’un certain Julien, que les choses tournent. Lointaine allusion à un homonyme de l’autre siècle et figure iconique de l’invention romanesque, même si le Julien de Paul Guimard porte le patronyme programmatique de Legris ? C’est qu’il a survécu aux deux guerres mondiales. Dans sa guérite rue du Havre il vend aux voyageurs, qui ne cessent de se déverser des trains de banlieue, des billets de la Loterie nationale, sous la forme de dixièmes au profit des « Gueules cassées. » En matière de hasard l’on ne peut guère trouver activité plus appropriée. Chaque jour à heures fixes il voit passer les mêmes figures pressées de rejoindre leurs lieux de travail. Parmi celles-ci, descendant invariablement des trains de 8h41 et 8h52, François, la trentaine, employé dans une agence publicitaire (« Julien lui vouait une attention scrupuleuse parce qu’il avait reconnu en lui l’inimitable mélancolie des solitaires »), et Catherine, pas encore vingt ans, étudiante en art dramatique. Sur de tels rails temporels, à onze minutes d’écart, la rencontre dont Julien, la soixantaine et plus d’illusions, s’est pris à rêver pour eux relève de la pure utopie : « Chaque jour, Julien voyait passer devant lui ces deux êtres complémentaires séparés par une éternité de onze minutes dont la dimension tragique le consternait. ». Alors l’agent du hasard, en véritable deus ex machina,  va s’activer pour manœuvrer les aiguillages du destin. D’autant que Noël approche. Et avec lui quelques bouleversements dans la vie des trois protagonistes.

Ce roman non seulement se présente en témoignage du temps, mais dans sa construction relève de la mécanique horlogère et de son infinité de rouages minuscules

Dans « Rue du Havre » il est ainsi question des hasards de la vie, de la surprise des rencontres, mais aussi de l’emprise,  autant que de la force du destin. Du temps aussi, dont la jeunesse imagine les réserves inépuisables. Le récit est  émouvant, mordant, parfois poignant, d’une écriture à la fois élégante et totalement désinhibée. Avec lui, les modernes « sensitivy readers » auraient assurément du pain sur la planche. C’est aussi un livre saisissant, d’une remarquable puissance d’évocation, sur cette France ignorant encore qu’elle est engagée dans les Trente glorieuses, avec son inédit champ des possibles. Sur tout cela l’empathique préface  de Blandine de Caunes apporte de précieux éclairages. Car ce roman, maintenant disparu loin à l’horizon du paysage littéraire, non seulement se présente en témoignage du temps, pas loin de la chronique,  mais dans sa construction relève de la mécanique horlogère et de son infinité de rouages minuscules. Tout est ici concerté et s’engrène à la perfection, jusqu’à l’apparition du « grain de sable » du hasard « dans un mécanisme fonctionnant aux limites du possible. » Le tragique de la fatalité. Le roman, qui par endroit prenait une coloration rose, vire alors carrément au noir. Représentatif là encore d’une époque d’après-guerre qui oscillait entre les deux.

« Rue du Havre », de Paul Guimard, Préface de Blandine de Caunes, Editions L’Echappée (Paris Perdu), 160 pages, 15 €
20/06/2024 – 1707 – W87