TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Françoise CHANDERNAGOR


Au printemps 2020 l’académicien français François Sureau faisait paraître chez Gallimard « L’Or du temps. » En ce printemps 2024 l’académicienne Goncourt Françoise Chandernagor vient de publier chez le même éditeur  « L’Or des rivières. » Deux titres similaires pour deux saisissants parcours dans la géographie et l’histoire. Le premier en lointaine référence à André Breton, le second à Jean Paulhan. Le premier attaché aux 777 kilomètres du cours de la Seine, le second au département le plus reculé du « désert central », cette Creuse à laquelle l’autrice de « L’Allée du roi » s’affirme si viscéralement attachée depuis l’enfance

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C’est peu dire que ces trois centaines de pages, enracinées profond dans l’histoire familiale et l’autobiographie de Françoise Chandernagor, relèvent du tout meilleur de la littérature. Par leur sensibilité et leur élégance d’écriture. Par la richesse des références. Par la chaleur et l’acuité du regard. La petite fille d’un coutelier de la Vienne et d’un maçon de la Creuse, passée par l’ENA et le Conseil d’Etat, s’écarte en effet aujourd’hui de la fiction pour restituer un univers d’eaux, de roches et de forêts, exclu par sa situation géographique et ses reliefs tortueux des grandes voies de communication et conséquemment resté longtemps dans la marge. Jusqu’à ce que, dans les récents siècles, ses habitants chaque printemps eussent pris le chemin de Paris pour s’en revenir à l’automne  avec l’argent de l’année. La capitale avait en effet recours au savoir-faire des maçons creusois pour édifier les constructions qui lui donneraient son visage moderne : « Là-bas ils bâtissaient les maisons des autres, plâtraient les murs qu’on recouvrerait ensuite de stucs dorés, mais eux savaient où était caché l’or vrai, et ils se promettaient qu’in jour – dès qu’ils auraient des sous , dès qu’ils auraient le temps, dès qu’ils seraient trop vieux pour soulever un madrier –  ils reviendraient vers leurs landes familières, reviendraient dans leur village sans route, perdu entre Limoges et Clermont, pour y contempler chaque été, et jusqu’à en être aveuglés, les paillettes de soleil que nos vents fous arrachent aux rivières. » Sur les chantiers ils formaient une manière d’aristocratie ouvrière, certes pauvre et dépenaillée, mais qui nourrissait le rêve d’une maison au pays bâtie de ses propres mains : il existe  dans la région un style aisément reconnaissable appelé « retour-du-maçon. » Et accessoirement ils remportaient avec eux quelques idées nouvelles, faisant du département une terre socialiste et laïque. Pour mémoire André Chandernagor, le père de l’autrice, aujourd’hui âgé de 102 ans, ministre des Affaires européennes et premier président de la Cour des comptes dans les années 1980-1990,  fut pendant près d’un demi-siècle l’un des hautes responsables de la SFIO puis du parti socialiste. C’est dire que depuis la révolution industrielle l’éloignement creusois était devenu tout relatif.

La fascinante richesse de ce livre tient précisément à sa manière de balayer d’un même regard passé et présent, humains et paysages, langue et croyances

Mais il est ici moins question de ce père, néanmoins admiré, que du grand-père et du monde qu’il incarnait : un pays de granit, de sombres futaies, de rivières torrentueuses désormais assagies, de routes tortueuses, également de ces « chemins noirs » en voie de disparition, dont Sylvain Tesson s’est fait le chantre dans un livre de 2016 devenu best seller. Les souvenirs d’une vie sous le signe de l’omniprésente Creuse fournissent la belle matière de ce livre d’attachement. Avec en leur centre la vaste maison en laquelle l’autrice identifie son seul vrai lieu de vie : c’est là qu’elle écrit. Sans pour autant ignorer ses lointaines origines côté paternel, le dénommé « Bengale », ramené des Indes en 1756 par Dupleix en compagnie de dix-huit autres « serviteurs esclaves. »  La fascinante richesse de ce livre tient précisément à sa manière de balayer d’un même regard passé et présent, humains et paysages, langue et croyances. D’évoquer aussi bien l’hécatombe du choléra en 1832, qui fit qu’aucun maçon creusois ne revint cette année là vivant au pays, que les tapisseries d’Aubusson qui portent témoignage de la rencontre entre un art et un milieu naturel, grâce à l’acidité des rivières qui « dégraisse bien le suint et fixe admirablement les couleurs. » Ou encore l’intérêt des Impressionnistes, Monet en tête, pour les paysages et les lumières de la Creuse. Si de la nostalgie trouve à se nicher là, c’est au nom de cette richesse et de cette diversité chères au cœur de Françoise Chandernagor.  Voici assurément une belle, intelligente et réconfortante lecture pour nos temps agités.

« L’Or des rivières », de Françoise Chandernagor, Gallimard, 304 pages, 21 €
27/06/2024 – 1708 – W88

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