TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

BENOIT DUTEURTRE


« LE VOYAGE EN FRANCE » (2001)

Dans les Malentendus, son précédent roman, Benoît Duteurtre laissait errer son regard, à la façon frappée d’étrangeté d’un moderne Persan, sur certains des aspects les plus controversables de notre monde contemporain. L’effet de décalage et de dérision y jouait à plein. Et l’on se disait qu’une sorte de moraliste impassible apparaissait là, qui avait trouvé pour son art acidulé l’époque idéale: celle qui affiche sans scrupule une « modernité » formidablement régressive, donne à voir l’étonnant pas de deux de l’individualisme triomphant et du plus grand conformisme, tandis que ses prétendues conquêtes, la tolérance et la permissivité, doivent scrupuleusement se mouler dans les limites du bien-penser et du politiquement correct. De la lecture de ce livre, l’on sortait ragaillardi, tant Benoît Duteurtre y mettait de finesse, d’humour et de pertinence. Le Voyage en France nous révèle un Benoît Duteurtre dont l’alacrité paraît s’être aujourd’hui transmuée en une manière de scepticisme tranquille, d’ironique détachement devant tant de choses à redire de la marche de notre société. Un Parisien quadragénaire et un jeune New-Yorkais en sont les figures centrales. Le premier, né au Havre juste en face d’un Nouveau Monde dont il ne cesse pas de rêver, griffonne des articles pour un mensuel gratuit distribué dans les taxis. Le second ne songe qu’à traverser l’Atlantique, pour y rencontrer une civilisation qu’il imagine plus conforme à son désir de raffinement et de culture. Bien entendu le hasard romanesque les fera un jour se croiser, dans un quartier branché de Paris. Entre-temps l’un et l’autre auront pu, de leurs points de vue respectifs, observer le cours des choses autour d’eux. Le Parisien aura connu l’épreuve des urgences à l’hôpital, puis subi les assauts d’une amante dévoreuse exerçant la profession d’avocate, avant d’accéder à un petit poste, au titre ronflant, dans la publicité et de s’amouracher d’une jeune étudiante vidéaste, dont il découvrira trop tard qu’elle était seulement intéressée à filmer ses compagnons de coucheries, pour un travail de fin d’études. Benoît Duteurtre semble porter sur tout cela un regard d’innocente impavidité. Il livre au premier degré, avec une sorte de consciencieuse précision qui fait ici merveille, le récit des tribulations de son personnage dans cet univers flasque, dominé par une classe moyenne sans autre projet que son confort et ses petites aventures. Quelques minutes passées dans un ascenseur déréglé peuvent ainsi devenir une épopée à la mesure de l’homme sans qualités, haussé au rang de héros romanesque. À celui-ci l’Amérique continue de se présenter comme le lieu d’une vitalité et d’une ambition encore intactes.
Dans une posture de déception finalement assez symétrique, le New-Yorkais avait pour sa part décidé « que l’Europe d’hier était supérieure à l’Amérique d’aujourd’hui ». En prenant le bateau pour la France, un canotier sur la tête, il pensait aller à la rencontre du pays des grandes révolutions artistiques, trouver une capitale ennoblie par la patine de l’histoire, des autochtones qui devaient ressembler tous aux êtres lumineux des tableaux de Monet. À peine débarqué au Havre, il avait vu son intuition confirmée: les deux premiers quidams rencontrés savaient tout du maître de l’impressionnisme. Malgré leur « apparence fruste de teen-agers affublés de casquettes américaines », ces deux « experts » n’avaient en effet pas hésité une seconde pour lui indiquer l’endroit d’où le peintre avait un jour représenté le port. Il avait donc pris le bus et s’était retrouvé à « Claude-Monet », terminus de la ligne dans une cité éponyme. Ce Huron modèle fin de XXe siècle multiplierait ainsi les expériences, comme autant de stations sur le chemin de la désillusion. La distinguée artiste parisienne, Ophélie Bohème, avec laquelle il échangeait des e-mails depuis New York, se dévoilerait bientôt sous les traits d’une bateleuse ringarde, réduite à postuler une place de candidate dans les jeux télévisés. Le séminariste délicat, rencontré sur le parvis de Notre-Dame pendant les JMJ, le conduirait dans un monastère new-age: vie sexuelle conçue comme un exercice de la foi, activité désormais orientée vers les nouvelles technologies. Quant aux intellectuels et aux responsables politiques, ils « brandissaient de pompeux projets culturels, lançaient de bruyants messages pour sauver l’humanité, mais () semblaient aveugles à la disparition de leur propre monde ». Benoît Duteurtre, qui s’est par ailleurs imposé comme l’un des très grands connaisseurs de l’opérette, retrouve ici la leçon d’Offenbach: apparence de futilité et exactitude absolue du regard. Son inclination manifeste pour une culture française début de siècle n’empêche cependant pas d’autres horizons de le fasciner. On pense à l’éblouissement devant Manhattan, alors encore intact. Au culte voué à Monet, Matisse, Picasso, pour lui désormais inséparable de la visite au Museum of Modern Art. Un finale aux superbes accents lyriques, proche parfois de l’écriture trépidante de Dos Passos, fait émerger la nature profonde de ce qui court dans ce texte: un composé d’esprit critique et d’admiration, qui lève la suspicion de passéisme, invite en fait à penser cette modernité comme un apogée de la contradiction. Benoît Duteurtre n’élève pas le ton, mais il commence de sérieusement faire entendre sa voix.

A NOUS DEUX PARIS (2012)

Voici le livre peut-être le plus remarquable d’un écrivain qui, derrière une légèreté de façade, s’affirme comme un pénétrant analyste des rêves libertaires des années 1970, du prétendu surgissement d’un monde nouveau à l’entame des années 1980 et de tous les désabusements qui s’ensuivirent. Car il ne faut pas s’y tromper: ces représentations romanesques portées par une langue d’un rigoureux classicisme, qui semblent osciller entre nostalgie et ironie discrète, composent ensemble un tableau d’une impitoyable précision.

Au centre du récit se tient Jérôme Demortelle. Ce fils de bonne famille dieppoise, dont un grand-père, membre de l’Académie des sciences, avait siégé au Palais-Bourbon, était arrivé à Paris en septembre 1980 pour y poursuivre des études d’histoire de l’art. Et surtout tenter de percer sur la scène musicale new wave. Lointain successeur de Rastignac, le jeune homme de dix-neuf ans ambitionnait à son tour de conquérir la capitale Le roman du Havrais Benoît Duteurtre commence très exactement là où s’achevait celui d’un illustre voisin de cœur normand de l’autre siècle. Jérôme porte alors un costume pied-de-poule hors d’âge, tel son auteur à la même époque. Il pense ainsi afficher son refus des conventions et son esprit de révolte… La composante autobiographique, qui ordonnait les livres précédents, ne s’est pas effacée. Mais elle fonctionne cette fois plutôt comme repère. l’auteur a fait le choix de la fiction pour élargir le point de vue.

La nature profonde des années 1980 (« futilité, cynisme et argent roi ») se dévoile en effet dans
l’ombre portée de ce personnage. On y voit à l’œuvre une modernité factice, dont le nouveau quartier des Halles et son forum figurent la quintessence. Alors que, de leur côté, la mode, la publicité et la communication organisent le « recyclage de tous les rêves modernes », les rapetissant à la dimension de simples pratiques mercantiles, Duteurtre évoque les pérégrinations d’un Jérôme assoiffé de découvertes, en un curieux itinéraire traversant le monde de la nuit, celui de la coke et de la prostitution occasionnelle, croisant aussi d’authentiques innovateurs, tel Bernard Lubat à la Chapelle des Lombards. Il montre un jeune homme frôlant parfois les abîmes, qui veut s’afficher résolument moderne – le qualificatif revient sans cesse – et se précipite sur la pacotille comme sur la rareté. Le portrait est ironique, mais sans acidité excessive « Jérôme me ressemble comme un frère » D’ailleurs celui-ci prend la parole pour s’expliquer. Apportant un surcroît d’épaisseur à ce qui s’affirme comme un remarquable tableau de ce temps.

Et puis, il y a donc la musique, cette boussole qui ne cesse d’orienter la vie de l’auteur, comme celle de son personnage, depuis le lycée. Omniprésente sous toutes ses formes, toujours magistralement évoquée, elle aide Jérôme à surmonter ses expériences limites et à digérer les produits frelatés de l’époque. Elle le fait tenir droit. À l’égal de son inoxydable éducation bourgeoise, certes reniée mais jamais vraiment abjurée. Au terme de son passionnant récit Benoît Duteurtre propose deux épilogues contraires. Deux possibles sorties pour celui qu’il considère à la fois comme une « banale incarnation des années 1980 » et comme un romantique tempéré, tombé amoureux de Pans, finalement plus proche de l’accord à la Robert Doisneau que de la rupture à la Jim Harrison. Un bourgeois gentiment artiste. Bien dans l’esprit du temps.

LIVRE POUR ADULTES  (2016)

Benoît Duteurtre va et vient, entre les jours heureux d’hier et les contentements d’aujourd’hui.

On continue de le voir en jeune homme débutant au milieu des années 1980. Et voici déjà le vingt-sixième livre, à l’entrée dans sa cinquante-septième année. Le temps qui passe, la vie qui doit s’en arranger, bousculée par les remontées de souvenirs d’enfance et de jeunesse, tel est justement le thème central de ce nouveau volume présenté comme un « roman », malgré sa prégnante composante autobiographique. Cet arrière-petit-fils du président Coty a choisi en effet de mêler au récit intime, en manière d’éclairage, un ensemble de réflexions et de textes de fiction qui font de ce Livre pour adultes le véritable roman d’une vie.

Pour adultes, non pas à cause de la licence du propos, mais parce que Benoît Duteurtre a maintenant franchi la ligne invisible qui fige la jeunesse dans un passé définitivement lointain et érige le monde d’hier en modèle enviable. Peut-être parce que l’idée du néant à venir n’y possède encore aucune tangibilité. Depuis, il y avait eu l’Alzheimer de la mère. Ses déambulations au bras de l’écrivain, devenu maintenant l’adulte, dans les couloirs d’un établissement spécialisé. Lui reviennent alors les souvenirs des réunions de famille, les images de la plage de Sainte-Adresse, lieu immuable qui prêtait son décor à la succession des générations descendant à la baignade. Tandis que du côté du père se déployaient les rudes paysages des Hautes-Vosges, un monde paisible arrimé à ses ancestrales habitudes. Sur tout cela, qu’il évoque avec une émouvante délicatesse, flotte un air de nostalgie qui ne suffit certainement pas à le ranger parmi les contempteurs du présent. On le voit, certes, réfugié dans sa vallée vosgienne quand il ne doit pas satisfaire à ses obligations parisiennes, observer avec un regret appuyé la destruction d’un cadre et d’un mode de vie. Ou, dans la posture de moraliste qu’il affectionne, avec son élégance ironique, dénoncer les ravages de l’uniformisation et de la dictature du progrès technologique. Mais sans cesser jamais de tenir pour appréciables les plaisirs divers qui s’offrent à lui. Ceux de l’esprit et des sens, d’autant plus prisés qu’il commence désormais de s’en représenter le terme. Benoît Duteurtre ainsi va et vient, entre les jours heureux d’hier et les contentements d’aujourd’hui. Construisant un roman qui exhale un charme discrètement proustien, jusque dans les musiques qui apportent au texte son tissu sonore. Façon de rendre vivable la nostalgie de ce qui s’est défait.

EN MARCHE (2018)

Le titre de ce « conte philosophique » ne laisse guère douter de son objet : c’est bien un regard sur l’actualité immédiate que propose celui qui s’est fait une spécialité d’épingler la pseudo modernité de l’époque et ses vraies régressions. À l’image de Montesquieu qui, dans ses Lettres persanes, au début du XVIIIe siècle, envoyait Rica et Usbek à la cour de France pour en dépeindre les curieuses mœurs, Benoît Duteurtre a choisi de dépêcher un «jeune députe curieux et constructif» en Rugénie, petit pays d’Europe centrale candidat a l’Union européenne qui porte au plus haut les valeurs du libéralisme et du politiquement correct Une vitrine du meilleur des mondes possibles pour le fringant élu, dont on imagine sans peine les modèles vivants Après avoir vole avec Freelove.com , Thomas avait atterri à Sbrytzk, capitale du nouvel État décomplexé qui avait auparavant dû endurer l’ennui et la grisaille du socialisme. Enthousiasmé d’avance par les réalisations de ce régime disciple de la nouvelle économie, qui affichait son attention sourcilleuse à la santé, l’hygiène et l’«ouverture comme aux activités responsables» et au «respect», Thomas avait d’abord tenu pour négligeables certains désagréments à l’arrivée : taxi délabré, chaussée dégradée, monceaux d’ordures un peu partout, centre-ville interdit à la circulation… Puis tout s’était accéléré II avait pour cela suffi d’un franc sourire adressé à une femme voilée, dans la rame du métro qu’il avait dû emprunter pour rejoindre son hôtel. Libéralisme et puritanisme allaient en effet ici de pair. Privatisations à outrance et interdits à foison rythmaient la vie du pays, dans une ambiance de surveillance généralisée.

Benoît Duteurtre, avec son habituelle verve satirique, brosse un tableau accusateur de la prétendue vitrine, en même temps qu’il observe chez son héros les effets d’une sérieuse cécité idéologique Sur ce chapitre, le « nouveau monde » incarné par celui ci ne paraît pas avoir fait de progrès décisif Le récit avance ainsi, entre évocation grinçante d’un univers orwellien et authentique drôlerie Dans ce haut lieu de I’hvpercapitalisme on dirige les visiteurs étrangers vers de souriants villages Potemkine. Des figurants tiennent la place des paysans chassés de leurs terres : l’appareil d’État au service des chantres de la liberté d’entreprise Ce vers quoi la société ici et maintenant s’est mise « en marche. » Benoit Duteurtre pose malicieusement la question.