Après ses audacieuses plongées dans les convulsions du monde contemporain, qui transforment des territoires entiers en lieux de géhenne, ou encore dans les débattements d’êtres humains pris dans les filets de l’Histoire, Yasmina Khadra se tourne aujourd’hui vers un personnage d’apparence plus banale vivant dans une ambiance plus commune, un certain Nestor que ses familiers ont affectueusement surnommé Cœur-d’amande

Pour ce trentième roman l’auteur traduit dans plus d’une cinquantaine de langues a en effet choisi de se porter sur le terrain de l’intime. Nestor Landiras vit chez sa grand-mère de quatre-vingt-six ans dans l’appartement que celle-ci possède « au troisième étage d’un vieux bâti » rue de Steinkerque, à Montmartre au pied du Sacré-Cœur. Professeur de français à la retraite, la vieille dame a inoculé à son petit-fils le goût de la littérature et des livres. Mais la maladie d’Alzheimer est en train de la faire dériver vers les contrées obscures de la déraison. « Depuis quelque temps, son cerveau fonctionne en différé », indique pudiquement mais de façon superbement inventive Nestor, qui ne la quitte plus guère des yeux, sauf pour aller effectuer des petits boulots chez des connaissances dans le quartier de Barbès. Le cordonnier qui l’employait jusqu’alors ne pouvait plus le payer, alors que son petit écot venait compléter la pension de l’aïeule qui constitue sa seule famille : sa mère l’avait abandonné à sa naissance (« Ma grand-mère et sa fille se sont fâchées à cause de moi. Elles ne se parlent plus depuis la nuit de grande colère au cours de laquelle, trempé jusqu’aux os et totalement désemparé, mon père m’avait déposé au troisième étage rue de Steinkerque »). D’entrée de jeu Yasmina Khadra dévoile la raison du rejet, qui plus tard, en classe de quatrième, avait poussé le garçon lassé du harcèlement, à vouloir quitter le collège. Le narrateur de « Cœur-d’amande », âgé de trente-et-un ans, est un nain.
L’épisode pourrait tourner au noir, mais Yasmina Khadra le métamorphose en une manière de renaissance
« Ness » se présente incontestablement comme l’un des personnages les plus touchants dans l’univers romanesque de Yasmina Khadra. Par sa générosité et son humanité, sa faculté à « garder le cap contre vents et marées », sa dignité aussi. A Barbès il compte de nombreux amis, certes pas toujours en règle avec la société, comme lui quelque peu « différents » par rapport à une certaine norme, mais indéfectiblement fiables. Le romancier brosse ici un remarquable tableau de ce quartier cosmopolite et bigarré, dans lequel le plus important semble être la force et la solidité du lien entre les habitants. S’il y a chez Nestor quelque chose du Momo de « La Vie devant soi », par sa capacité d’adaptation, sa volonté et son énergie, on voit en effet aussi se déployer chez lui un sens poussé de la relation avec autrui. Jusqu’au jour où l’équilibre sur lequel sa vie s’est construite se met à vaciller : sa grand-mère, la poutre maîtresse de plus en plus fragile de l’édifice protecteur construit depuis sa naissance, va devoir être placée en maison de retraite. A la manœuvre Nestor découvre bientôt sa propre mère. Celle-ci, désignée par un juge comme tutrice de la vieille dame, lui fait annoncer la mise en vente de l’appartement dans lequel il a toujours vécu. Un monde pour lui s’écroule. L’épisode pourrait tourner au noir (« Il fait nuit dans mes yeux, et nuit dans mon âme »), mais Yasmina Khadra le métamorphose en une manière de renaissance, certes malaisée et douloureuse, mais belle et incontestable.
Des pages superbes restituent une sorte de temps fabuleux dans une langue continûment vive et inspirée