TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Pierre BERGOUNIOUX


    Publication du deuxième volet de son « Carnet de notes »

      Ecrire, pour faire face à la médiocrité de ce temps

                   Entretien avec Pierre Bergounioux

Votre Carnet de notes se présente comme écriture au quotidien de votre vie au quotidien. Mais sous une forme très élaborée qui peut donner à penser que c’est du temps pris à l’oeuvre.

Qu’est-ce que l’oeuvre ? Car là est la question. L’histoire littéraire nous a légué l’idée d’un objet tiers, d’un univers de papier animé d’une vie indépendante de celle que mène, on ne sait trop où ni comment, son auteur. Il existe une conception, classique, plus ou moins divertissante, de la littérature qui place, d’un coté, la contingence muette, insignifiante de l’existence, de l’autre des fictions plus ou moins brillantes qui ne valent qu’entre les plats de couverture des livres. Pour des raisons qui touchent à mes origines, à ma destinée, j’ai ressenti le besoin d’y voir clair dans cette vie. La littérature m’est apparue comme le mode d’investigation et d’expression le moins inapproprié. Elle est porteuse, comme l’histoire, comme la philosophie, comme les sciences humaines, d’une visée explicative, donc libératrice. Elle peut descendre à des détails que les discours rigoureux ne sauraient prendre en compte parce qu’il n’est de science que du général. Les notes quotidiennes ne diffèrent pas, dans le principe, de ce que j’ai pu écrire ailleurs. Les autres livres se rapportent aux lieux, aux jours du passé, le Carnet à l’heure qu’il est, au présent.

Le travail littéraire y est souvent évoqué sous les espèces du produit fini : le manuscrit envoyé, les procédures d’édition…Si beaucoup d’intime s’y trouve déposé, on a le sentiment que vous considérez vos textes comme des objets extérieurs à vous-même.

On a toujours, par bonheur, la possibilité de faire un pas en arrière ou de côté. Le travail de plume est éprouvant. On s’enfonce dans une zone pleine de ténébreux mystères dont le séjour est coûteux. Il n’y a pas grand chose à dire de ce qui s’y passe. C’est toujours pareil. L’esprit est aux prises avec ce qu’il y a d’obscur, dans le monde, en nous-même. Lorsqu’il est midi, qu’on sort écumant, usé, meurtri de l’empoignade, on constate, dans un langage neutre, qu’on a progressé, ou non, extorqué mille mots à l’adversaire, puis un chapitre, deux. Le jour vient où ce douteux combat prend fin. On expédie le dactylogramme à l’éditeur et on s’en retourne, tête baissée, les dents serrées, dans le pays défendu où notre sens est exilé.

Vous déplorez aussi la page qui n’a pu être terminée, comme un dérangement causé par les contraintes du réel.

Des origines à nos jours, la littérature a été, dans la plupart des cas, le fait de fractions aisées, oisives de la population. Cela vaut dès ses éveils, sous la Renaissance. Montaigne est un hobereau périgourdin, Descartes un gentilhomme tourangeau, Pascal appartient à la grande bourgeoisie. Molière et Racine sont pensionnés par le roi. Je n’entends aucunement diminuer le mérite de ces hommes ni ternir l’éclat prodigieux de leurs oeuvres. Mais ils avaient le temps, comme, au XXe siècle, encore, Proust et Gide, Roger Martin du Gard et Raymond Roussel, Claude Simon et Samuel Beckett, tous dispensés du soin de gagner leur vie. Je suis salarié de la fonction publique. J’exerce le métier fatigant de professeur de collège. Je n’ai jamais eu le temps. C’est pourquoi les sombres fatigues de l’enseignement, les dérangements qui m’empêchent de remplir les deux pages réglementaires s’apparentent, pour moi, à des catastrophes.

Les questions domestiques, les déplacements, les travaux journaliers, la vie de famille trament littéralement les deux tomes du Carnet de notes. Cette contrainte ne serait-elle pas pour vous un équilibre nécessaire ?

Ecrire ne va pas sans danger. C’est une activité dissidente, contre nature. On se sépare, par la force des choses, de la communauté. On cherche, en deçà ou au-delà des apparences, des évidences, de maintenant, quelque chose d’enfoui, de lointain, d’ignoré, dont on ressent le besoin de s’emparer. Ce n’est pas impunément qu’on sacrifie à cette activité. Guère d’écrivains, depuis la plus haute antiquité, qui ne soit affligé de bizarrerie, sujet à des troubles nerveux, diversement malheureux quand il n’est pas persécuté par les autorités. Aussi les routines du métier, la vie de famille, les courses, les lessives et le repassage peuvent-ils constituer un antidote aux toxines de l’écriture. Mais il leur est arrivé de peser si fort qu’ils m’empêchaient de prendre la plume et cet empêchement est aussi pernicieux, irritant que de la faire aller.

Votre existence paraît se découper en une succession de tâches exécutées sur le mode kantien, dans une invariable répétition. Ne seriez-vous pas dans un rapport au monde assez semblable à celui du philosophe de Königsberg ?

Il avait une vie facile, Kant, dans sa lointaine Poméranie. Une poignée d’étudiants, ni femme ni enfants, un domestique nommé Lampe, une seule passion, la chair de cabillaud dont il était fou, et deux figures tutélaires, pas plus : l’Anglais Hume, qui l’avait tiré de »son sommeil dogmatique » et le Français Rousseau, dont le portrait constituait l’unique ornement de son bureau. Le hasard de la naissance m’a fait corrézien, c’est-à-dire étranger à moi-même et à tout comme l’était encore ma petite patrie lorsque j’ai vu le jour, au milieu du siècle dernier. Je disposais d’une vie d’homme pour devenir le contemporain de moi-même. Si je prétendais vivre au présent, il me fallait parcourir, en brûlant les étapes, les âges antérieurs, puisqu’ils étaient restés fermés au monde extérieur, à l’histoire de l’humanité, à la valeur transcendante, directrice, de l’universalité. Je n’avais pas une seconde à perdre. Le meilleur moyen de gagner du temps, c’est de l’enfermer dans de strictes habitudes, d’exécuter, à la minute près, les tâches incompressibles, prédéfinies, pour donner le restant à celle, dévorante, effrayante, qui consiste à tirer l’affaire où nous sommes impliqués dans cette clarté qui n’est que de nous et qui est celle de l’esprit. L’historien Michelet, qui avait deux mille ans d’histoire de France à traverser, avait adopté la devise du Duc de Bourgogne : « J’ay haste ». Je la lui emprunterais à mon tour bien volontiers.

Le monde et ses mutations constituent le fond de votre oeuvre. Pourtant, dans votre Carnet, vous donnez l’impression de n’y faire que des incursions pour vite revenir à votre épuisant travail d’énumération et de recollection.

L’essentiel de ce que nous sommes, ce n’est pas l’heure présente qui nous le prescrit mais l’action combinée de celles dont elle constitue l’aboutissement passager. C’est pourquoi le meilleur de mon temps, c’est dans le passé que je le passe, à porter au jour ce qui, dans l’ombre impénétrée, nous dicte nos inclinations, nos faiblesses, nos amours et nos haines, notre volonté même. Il reste que j’ai enseigné trente-deux années durant en collège et que les quinze ou dix huit heures que j’y donnais me rappelaient, si j’avais été tenté de l’oublier, au présent, dont les messagers sont les enfants.

Une fureur contenue le dispute ici en permanence à l’abattement, qui  paraît être moins le cas dans vos livres »littéraires ». Comme si la difficulté de cette dernière écriture vous divertissait des autres embûches.

Ce sont, une fois encore, mes antécédents, l’inertie du passé, la figure de mon espérance qui impriment sa période à mon humeur. La fureur, c’est l’inégalité de la partie que je dispute, le poids des arriérés dont je suis né grevé, la distance à laquelle se tient la fin que je me suis assignée, qui ne va pourtant qu’à comprendre un peu ce qui nous arrive. L’abattement, c’est son envers, la puissance de l’adversité, la médiocrité du résultat, le désespoir qui s’ensuit.

Du XX e siècle, et singulièrement de la dernière décennie, vous laissez filtrer une image sombre et oppressante, qui pose forcément la question d’un sens encore possible de la vie.

A l’empire persistant des ombres du passé, il faut ajouter l’atmosphère déprimante, tout actuelle, celle-ci, du siècle naissant. Comment les gens de mon âge pourraient-ils oublier l’espoir de leurs adolescences, le monde entré en sa verte jouvence, la fête éblouissante et brève de Mai 1968 ? Pareils souvenirs aiguisent, par contraste, le déplaisir de l’après, la défaite des forces de progrès sur la scène internationale, la médiocrité de ce temps, l’abaissement où nous sommes tombés. Il me revient une phrase que Fellini confiait à l’un des  personnages de son dernier film : « A quoi bon vivre ? Il suffirait de se souvenir ».

                                     Entretien réalisé par Jean-Claude Lebrun

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