TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Véronique OLMI


On ne pourra certainement pas reprocher à Véronique Olmi de céder à la tentation de la dispersion. Depuis ses débuts dans le roman, en 2001 avec « Bord de mer » l’autrice inscrit en effet son travail dans une visible continuité. C’est ainsi que « Le courage des innocents », sa quinzième  fiction romanesque, peut être lue dans l’ombre portée de « Bakhita » (2017) et du « Gosse » (2022). A chaque fois des enfants voient leur vie gravement se disjoindre : l’une, petite africaine au XIXe siècle, est enlevée par des négriers et vendue sur un marché aux esclaves avant de voir sa destinée prendre un cours inattendu ; l’autre, gamin de Paris né après la Grande guerre, se retrouve à l’âge de 8 ans à l’Assistance publique avant, là encore, un impressionnant infléchissement de sa trajectoire  
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Dans « Le courage des innocents » Véronique Olmi a opté pour la forme d’un diptyque. L’on y suit le parcours de Ben, vingt ans, militant altermondialiste d’abord requis par le sauvetage de son demi-frère qui vient d’être placé en famille d’accueil,  puis engagé dans un plus vaste combat qui va le conduite jusqu’en Ukraine. Il se sent en effet une responsabilité par rapport à Jimmy, demi-frère de treize ans plus jeune que lui. Leur mère était morte trois ans auparavant et depuis lors il n’avait plus eu de nouvelles du garçon : le père alcoolique, qui  avait perdu sa garde, refusait de passer ses appels.  Ben n’a désormais de cesse de retrouver et prendre sous son aile ce petit frère en si délicate posture. Tandis que lui-même vit d’expédients et de petits boulots : sa vie est devenue celle des militants contre toutes les injustices, comme de ceux qu’on retrouve sur les « Zones à défendre », mi-marginaux mi-détachement avancé du combat pour  un futur vivable. Guère éloignés, aux yeux de beaucoup, de ceux devant lesquels on s’écarte « parce qu’ils puent, parce qu’ils sont moches, parce qu’ils partagent avec eux les virus les plus contagieux, parce qu’ils sont ce que chacun appréhende, l’incarnation du cauchemar commun ». La plume sensible de Véronique Olmi fait ici merveille pour restituer ces itinéraires dénués de  perspectives dans un monde lui-même désorienté face aux dérives de la mondialisation. Dans le sillage de Ben, c’est la terrible cohorte des laissés-pour-compte et des réprouvés, dans une indifférence quasi générale, qui se donne ainsi à voir.  Parmi ceux-ci les enfants placés en familles d’accueil. Le récit se resserre alors sur ces jeunes existences, en lesquelles Ben voit une proximité manifeste avec « ceux de la marge et des bas-côtés (…) du manque et de l’infortune ». Dans cette première partie se dessine le tableau général d’un monde en souffrance.

Très vite, dans la continuité de la première partie, il est de nouveau question d’enfants affrontés au malheur : les petits Ukrainiens des foyers et des orphelinats déportés en Russie

Du temps a passé, Jimmy a maintenant seize ans et Ben approche de la trentaine. La seconde partie du récit se présente en apparente rupture, dans le temps comme dans la tonalité du propos, avec ce qui précède. Sur ce qui s’apparente à un coup de tête, Ben, engagé dans les rangs d’une ONG, a sauté à la dernière minute dans un car qui prenait la direction de Lviv : « Ils roulent vers la Belgique. Traversent le Luxembourg. Et puis l’Allemagne. Ces pays aux frontières ouvertes, à la prospérité tranquille, bourgeoise, presque ironique », observe celle qui écrit, en saisissant prélude à la rencontre avec un autre univers ainsi qu’avec la guerre. Mais très vite, dans la continuité de la première partie, il est de nouveau question d’enfants affrontés au malheur : les petits Ukrainiens des foyers et des orphelinats déportés en Russie. Ce qui avait pris les allures d’un roman social accusateur se transmue en un haletant roman d’action au cœur des périls d’un pays sous la menace. Une résistance s’est organisée pour exfiltrer les enfants les plus menacés. Ben, fidèle à lui-même, s’engage bientôt dans ce nouveau combat. Véronique Olmi restitue dans le détail le quotidien angoissant des enfants et de ceux qui en ont la charge. Une succession de scènes bouleversantes, souvent irrespirables. Mais aussi de fugitifs moments de grâce. Ben les raconte sur WhatsApp à son frère et à celle qui est devenue son amie, Anna, restés tous deux en France. Lui-même, prenant tous les risques, va aller au bout de son engagement. Une scène finale, face à des troupiers russes qui l’ont capturé, le montre choisissant d’aller chercher la palme du martyr plutôt que d’abjurer ce pour quoi il n’avait depuis toujours jamais cessé de lutter : « La mort venait à lui. La mort était en lui, prête à éclater. » Un final à la fois superbe et révoltant, par la grâce de cette écriture qui tantôt se déploie dans toute sa richesse et tantôt choisit l’économie de moyen de la litote. Confirmant Véronique Olmi comme une narratrice hors pair.

« Le courage des innocents », de Véronique Olmi, Albin Michel, 288 pages, 21,90 €
03/10/2024 – 1713 – W93