TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Laure MURAT


Malgré ce titre qu’on dirait emprunté au « Père Duchesne », « Toutes les époques sont dégueulasses », en fait tiré d’une lettre d’Antonin Artaud, le petit livre de Laure Murat se présente comme un modèle de réflexion scrupuleuse et de pensée nuancée. Il y est question de ce qui depuis quelque temps, importé des Etats Unis, prétend soumettre des œuvres littéraires du passé à des réexamens liés à de nouvelles sensibilités aujourd’hui à l’œuvre. On pense notamment à #MeToo, à la pensée décoloniale et à la « cancel culture »

Ce qui touche de façon spectaculaire la littérature s’inscrit en effet dans un plus vaste contexte mêlant pêle-mêle des questions identitaires, une sensibilité accrue à la domination patriarcale ou encore au racisme sous toutes ses formes. Pour s’en tenir à  l’identité on se rappelle ces réunions  fermées à la différence, qui migrèrent ensuite en Europe et n’étaient rien d’autre que l’affirmation du communautarisme contre l’ambition universaliste née de la Révolution française. Dans le même temps de nouveaux intervenants, les « sensitivity readers », apparaissaient dans les maisons d’édition, en relation directe avec une inflation procédurale contre tout ce qui pouvait choquer tel ou tel de ces segments de la société. Puis ce furent les stupéfiantes révisions de textes d’Agatha Christie, de Roald Dahl, d’Hergé, de Mark Twain. Non que ceux-ci n’eussent pas charrié, mêlé à des qualités qui leur valurent et leur valent encore des dizaines de millions de lecteurs, le pire de l’antihumanisme. Le racisme et le colonialisme d’Agatha Christie furent tôt dénoncés, comme les inclinations extrême-droitières d’Hergé. Mais jamais il ne vint à l’esprit des analystes de proposer, en appui de leur rigoureux travail critique, quelque édulcoration ou intervention sur les textes eux-mêmes, manière de gommage cosmétique qui auraient expulsé des livres les mots qu’on ne saurait voir ni entendre.  

Laure Murat s’interroge sur les opérations de nettoyage lexical en cours

Le pas est désormais franchi. L’exemple emblématique d’une telle inédite atteinte au texte, ce sont évidemment les « Dix petits nègres » d’Agatha Christie devenus « Ils étaient dix. » Depuis maintenant plus de dix ans aux Etats Unis il n’est plus question que du « N-word », véritable contournement du mot maudit « nigger » que Barack Obama en 2015 osa cependant proférer, déclenchant une incroyable tempête de haine. Laure Murat s’interroge sur les opérations de nettoyage lexical en cours, ces « récritures » qui visent la lettre sans modifier en rien le fond. Il est clair que l’orientation générale de « Ils étaient dix », malgré le passage au Kärcher linguistique, n’a pas varié d’un iota. Eliminer les termes douteux ne suffit pas à modifier la pente principale d’un texte. Préfacer les œuvres au contenu jugé aujourd’hui problématique, les contextualiser, éventuellement pour les plus importantes les entourer d’un solide appareil critique semblent des réponses plus acceptables. Mais ne surtout pas les cavardier à la façon des censeurs des régimes totalitaires. Comme de tous ceux qui désirent « lisser le monde à tout prix, aux dépens de la pensée. » Poussant jusqu’au bout cette logique à la Gribouille, il  faudrait un jour s’en prendre à Platon et son Atlantide, purger cette utopie, devenue un thème fertile de la littérature, qui intégrait l’esclavage comme une donnée naturelle. Car on n’imagine et n’écrit jamais qu’à l’ombre de l’idéologie et des représentations dominantes de son temps.

Le respect de l’œuvre n’induit évidemment aucune uniformité de lecture

S’agissant de réécriture, à l’encontre de ces « récritures », il existe une pratique légitime et parfaitement éprouvée, celle de la traduction. Régulièrement de grands textes de l’héritage littéraire sont ainsi remis sur le métier par les générations successives de traducteurs. Exemple récent les nouvelles traductions de Stefan Zweig par Françoise Wuilmart. Sans parler des différentes versions au cours du temps, avec leurs considérables variations, des textes de Kafka. Depuis Alexandre Vialatte jusqu’à Jean-Pierre Lefebvre et Georges-Arthur Goldschmidt en passant par Bernard Lortholary. L’on y voit comment l’évolution des sensibilités et de la langue, celle de la connaissance de la mécanique textuelle, celle également de la compréhension et de l’interprétation générale de l’œuvre, conduisent à des logiques traductologiques parfois éloignées à partir du même original. Le respect de l’œuvre n’induit évidemment aucune uniformité de lecture. Ce qui fait précisément défaut à ceux qui entretiennent les polémiques sur la lettre des textes, c’est la confiance dans la capacité du lecteur à construire leur sens, à en évaluer les limites historiques, en somme à effectuer le nécessaire travail critique face à un livre.

Vers la fin de son stimulant essai Laure Murat avance une hypothèse qui confine à la quasi certitude : et si cette mise au goût et dégoûts du jour ne relevait pas in fine, par-delà des préoccupations d’ordre éthique, d’une vulgaire logique mercantile des éditeurs ?  Un nettoyage des textes pour continuer de les vendre en répondant à une supposée sensibilité moyenne ? C’est bien du pays du business-roi, et de nulle part ailleurs, que le mouvement est parti. La question est posée.

« Toutes les époques sont dégueulasses » de Laure Murat, Editions Verdier  « Les arts de lire », 80 pages, 7,50 €
29/05/2025 – 1745 – W125

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