TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Jean ROUAUD


« Trois tableaux » de Jean Rouaud permet d’apprécier dans toute leur étendue la sensibilité extrême, l’érudition, la qualité de réflexion et last but not least la richesse d’écriture de l’écrivain prix Goncourt 1990. Tout cela, qui se retrouvait dans la quarantaine de livres qui ont suivi, jusqu’à « Comédie d’automne » en 2023, et qui apparaît aujourd’hui comme ramassé au fil de trois textes, dont la  diversité renvoie en fait à une même interrogation

Dans les deux premiers il est question de peinture, dans le troisième de cinéma. A chaque fois des images, fixes ou animées, en ce premier quart de siècle qui a d’abord vu celles-ci supplanter le texte écrit avant d’être à leur tour reléguées à l’arrière-plan par de nouveaux modes d’intervention de plus en plus liés à l’intelligence artificielle. Alors même que notre temps pré-apocalyptique -climat, écologie, menace nucléaire- « envisage une volte, la possibilité de repartir comme une pellicule en marche arrière. » C’est dans ce contexte que s’inscrit Jean Rouaud, attentif depuis le tout début à la cahoteuse marche du monde. Dans son récit d’ouverture « La vérité sur Jef Rosman » il s’intéresse à un tableau exposé au musée Rimbaud de Charleville. L’on y voit, sous le titre « épilogue à la française », « l’homme aux semelles de vent » alité dans une chambre bruxelloise, retour de l’hôpital après le coup de feu de Verlaine en juillet 1873. De lui on ne distingue en fait que le visage sur l’oreiller, le drap est tiré jusque sous le menton. Sur un paravent à l’arrière figurent des indications relatives à l’identité du convalescent,  à la localisation de la chambre, rue des Bouchers chez Madame Pincemaille marchande de tabac, et entre elles le nom du peintre, Jef Rosman, un amateur dont on ne connaît aucune autre production. De quoi susciter doutes et interrogations. Et surtout stimuler l’imagination de Jean Rouaud, parti à son tour sur la piste de l’inconnu devenu célèbre Jef Rosman. Si l’authenticité du tableau continue d’intriguer, il avait rapidement disparu pour ne refaire surface qu’en 1947, c’est surtout l’occasion pour l’écrivain de se livrer à un exercice dans lequel il n’a pas son pareil : avancer ses hypothèses et restituer en une représentation panoramique d’une stupéfiante précision, sans jamais perdre sa malice ni son regard critique, l’atmosphère et les couleurs de l’époque qui vit surgir la « comète de Charleville. »  Ce que Claudel désignait comme « le bagne matérialiste », qui suscita en réaction le formidable essor artistique que l’on sait.

Il s’agit pour Jean Rouaud de donner à ressentir combien se percutent aujourd’hui la forme et le fond

Le récit suivant, « Jongleur et chemineau », se réfère au tableau d’un peintre inconnu daté de 1936. L’on y découvre trois musiciens marchant la tête basse dans un triste paysage enneigé. Cette fois Jean Rouaud a opté pour le vers libre : sur huit dizaines de pages il s’agit en effet pour lui de donner à ressentir combien se percutent aujourd’hui la forme et le fond. Tandis que la musique n’a sans doute jamais affiché une telle omniprésence dans touts les instants de nos journées, quelque chose d’elle paraît s’en être allé. Au fil d’un texte de vaste ambition, qui part d’Ivan Bounine et Ossip Mandelstam, passe par la musique klezmer, par Matisse, Picasso et De Kooning, tangente Malaparte, fait apparaître « le trou noir du siècle Auschwitz Treblinka Sobibor Chelmno », s’offre une longue halte dans une commune de Loire-Inférieure dans laquelle s’enracine la littérature de Jean Rouaud, rend un discret hommage à Claude Simon, s’attarde au côté de Malcolm Lowry, effectue un crochet par Troyes avec Chrétien et Rachi, revient dans le présent avec Bob Dylan (« Nous sommes constamment bombardés / par une musique insultante et humiliante »), et s’achève sur les ravages d’une « industrie bruitiste / pour couvrir le silence vertigineux / d’un ciel déserté », l’écrivain dit combien les trois musiciens avançant dans une ambiance ouatée sous un horizon plombé, figurent l’un des paradoxes constitutifs de l’époque : le vacarme musical qui écrase tous les autres bruits, y compris ceux de la nature, et finalement rend sourd.

L’image cinématographique semble désormais faire du surplace

Ce parcours narratif s’achève, avec « Tourner, se retourner », sur les images de « Le mal n’existe pas » (2023), le film en forme de cri d’alerte du Japonais Ryusuke Hamaguchi . Une fable écologique que Jean Rouaud met en regard du sublime « Dersou Ouzala » (1975) d’Akira Kurosawa. Moins pour en opposer les projets respectifs, même si l’acceptation de la loi de nature  par le vieux chasseur sibérien se situe aux antipodes de l’actuel manque de respect envers le monde naturel représenté dans le film d’Hamaguchi. Mais bien davantage pour pointer un changement radical qui en un demi-siècle s’est opéré entre les deux : l’image cinématographique semble désormais faire du surplace, ne plus pouvoir proposer d’horizons nouveaux, tel ce cerf du début qu’on retrouve à l’identique à la fin du film. C’est en tout cas le sens de la réflexion de Jean Rouaud sur la capacité de représentation de l’art « traditionnel » – peinture, musique, cinéma- dans un univers dominé par de nouveaux modes d’intervention. A n’en pas douter ces « Trois tableaux », par leur profondeur et leur virtuosité, s’inscrivent au tout premier rang des pages les plus inspirées de l’œuvre de Jean Rouaud.

« Trois tableaux » de Jean Rouaud, Editions Gallimard, 156 pages, 18 €
05/06/2025 – 1746 – W126

4 réponses à “Jean ROUAUD”

  1. Bonjour cher ami,
    Votre critique donne vraiment envie de lire l’ouvrage de Rouaud.
    Intelligente et sensible,merci.
    Bien à vous.
    Gil Ben Aych.

    • Merci Gil,
      Quand un livre vous touche fort, comme c’est le cas en l’espèce, on essaie de restituer l’émotion provoquée par la lecture, comme la réflexion qui s’ensuit…
      Bien à vous
      Jean-Claude Lebrun

    • Merci Catherine. Il faut dire que le livre de Jean Rouaud est terriblement « inspirant » ! Je te souhaite une très bon été.