Se lancer dans la lecture des 752 pages de « La maison vide », le dernier roman de Laurent Mauvignier, cela tient de l’embarquement pour une longue traversée sur la haute mer du souvenir. Avec coups de tabac et périodes d’étale, vagues scélérates et journées de surplace, et toujours le libre champ laissé à l’imaginaire. L’on comprend que Les Editions de Minuit n’aient cru bon de ne proposer aucun autre titre en cette rentrée d’été 2025 : voici un roman fait pour longtemps vous occuper, non seulement par son épaisseur mais aussi par la densité de matière qu’il brasse

Le livre s’ouvre par une citation de René Boylesve, romancier tourangeau à succès du début du XXème siècle : « Des paroles et des bruits entendus, et qui nous ont pénétrés, peut-être à notre insu, remuent un monde ignoré de nous-mêmes. » Le programme se trouve d’emblée annoncé. Rien de moins que l’exploration d’un passé lointain dont nous sommes les porteurs inconscients. Si l’on ajoute que l’un des romans les plus célèbres de Boylesve, « Tu n’es plus rien », paru en 1917, a pour personnage principal une jeune femme dont le mari meurt au tout début de la Première guerre mondiale, ce qui n’a évidemment rien d’original ; puis que, cédant à l’insistance de son entourage, celle-ci se remariera plus tard avec une « gueule cassée », là encore une situation fréquente à l’époque ; l’on va très vite comprendre en quoi la phrase placée en épigraphe entre en résonances multiples avec le propos de cet autre Tourangeau qu’est Laurent Mauvignier, qui dans « La maison vide » tient le rôle du narrateur à la première personne. Evoquant le décès d’un arrière grand-père en 1916, la destinée de sa veuve et de leur descendance.
Le travail souterrain, facteur de toutes ces perturbations, qui n’a jamais cessé de s’accomplir
Par effet de ricochet, dès les premières pages du prologue, l’on pense à un autre très grand roman qui s’ouvre sur la recherche des restes d’un mort de la Grande guerre, « L’Acacia » de Claude Simon, publié en 1989. C’est qu’ici celui qui écrit, trente-trois ans plus tard, se présente lancé dans une semblable quête, non sans quelques analogies dans le constant effort de précision et la beauté subséquente de l’écriture. A la différence qu’il ne s’agit pas des ossements d’un être proche, mais d’une médaille, une Légion d’honneur, serrée quelque part dans la maison inhabitée de sa famille. La décoration avait été décernée à titre posthume à son arrière grand-père paternel Jules, tombé en mai 1916 sur le front de l’Argonne : « le signe avant-coureur de la catastrophe familiale qui a nourri le récit qu’aujourd’hui quelque chose en moi cherche à comprendre, comme pour en reconstituer le puzzle », indique Laurent Mauvignier. Mais dans ces pages initiales il est également question d’une autre disparition, celle de son propre père, qui mit fin à ses jours en 1983 à l’âge de quarante-six ans. Comme de l’existence tourmentée de Marguerite, celle qui l’enfanta et fut tondue à la Libération. Ou encore plus tôt du destin contrarié de Marie-Ernestine, épouse de Jules et mère de Marguerite. Si ces pages d’ouverture laissent apparaître les fils d’un roman familial remontant jusqu’à l’Empire, dont Laurent Mauvignier s’attache aujourd’hui à restaurer, et même souvent à « prendre le risque » d’en réinventer la trame, elles laissent également pressentir le travail souterrain, facteur de toutes ces perturbations, qui n’a jamais cessé de s’accomplir au fil du temps, semblable à l’effet irradiant d’éléments radioactifs.
Il en résulte cette « histoire familiale sur mesure » d’une formidable richesse
2 réponses à “Laurent MAUVIGNIER”
Magnifique chronique comme toujours. Je vais lire LA MAISON VIDE, avec le sentiment de me rattraper ainsi de n’avoir jamais pu lire Proust, dont j’aime infiniment l’écriture, sans avoir jamais pu me résoudre à en avaler les contenus. Certains de nos écrivains contemporains nous redonnent ce « don des morts » dont parle Danièle Sallenave, et c’est heureux. Merci de ces chroniques savoureuses, Jean-Claude. Amitiés vives.
Merci, chère Michèle, Oui, c’est un grand Mauvignier, à lire à petites gorgées, car tellement riche, tellement écrit. Je redescends des montagnes tyroliennes, où je me suis réaccoutumé à la marche en montagne, après le crash de l’an passé. En amitié fidèle.