TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Salim BACHI


On se rappelle le très remarquable « Le Chien d’Ulysse » (prix Goncourt du premier roman, Gallimard, 2001), dans lequel Salim Bachi, s’inspirant à la fois d’Homère et de James Joyce, s’affrontait à la décennie des années de plomb en Algérie. L’on retrouve dans « Le rocher des proscrits » une même dilection pour la façon singulière qu’a l’Histoire d’entrer en résonance avec les grands textes

Cette fois c’est Victor Hugo qui se dresse en figure centrale d’un roman à l’image de l’œuvre, à la fois intense et chaotique. Depuis un an le grand homme vit en exil à Jersey. Le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851, auquel il s’était vigoureusement opposé, puis la proclamation du Second Empire, le 1er décembre 1852, ont contraint à la fuite celui qui s’était récemment rallié à la République avant d’être banni par le décret du 9 janvier 1852. Le voici maintenant sur le rocher anglo-normand après un passage par Bruxelles. Son entourage l’accompagne, y compris sa maîtresse Juliette Drouet. En 1855 l’île de Guernesey et la fameuse résidence d’Hauteville House constitueront l’ultime étape d’un exil de dix-neuf ans, qui s’achèvera le 15 août 1870. Au fil de son roman, dans le désordre du souvenir de son principal protagoniste, Salim Bachi restitue le début de ce parcours mouvementé, continûment sous la menace des policiers, « la meute, élancée à ses trousses. » L’on y voit un Victor Hugo déjà poète national, certes conforme au profil de mage romantique passé à la postérité, avec ses fulgurances, ses exagérations et ses lubies. Mais peut-être plus encore le Victor Hugo en proie à une térébrante douleur, depuis le jour de septembre 1843 qui vit disparaître sa fille Léopoldine dans les eaux de la Seine à Villequier : « Ô mon Dieu ! Cette plaie a si longtemps saigné ! » Sous ce double éclairage se construit le roman, en même temps érudit et submergé par l’émotion.

Un microcosme, au milieu duquel le génie semble avoir perdu ses ailes

A Jersey, autour du poète jeune quinquagénaire, s’est rassemblée une petite communauté hétéroclite de républicains opposés à l’Empire. Salim Bachi observe ce microcosme, avec ses petitesses et ses querelles, au milieu duquel le génie semble avoir perdu ses ailes. Un humain parmi les humains, semblerait-il. Silencieux ou disert, mais dans ce cas jusqu’à la grandiloquence. Capable de colères, mais alors homériques. Adepte du spiritisme, mais avec une dimension mystique. Et toujours Léopoldine en arrière-plan. Sa mort inacceptable à dix-neuf ans. Survient alors l’affaire Hubert, relatée dans « Choses vues » par le poète. Le proscrit passé par Bruxelles et Londres, qu’Hugo prenait pour un « communiste ardent », avait été démasqué comme espion de Napoléon III. Les républicains n’envisageaient  que la mort pour cette trahison qui les mettait en péril. Comme tous, Hugo avait d’abord été floué. Il n’avait cependant pas oublié qu’il avait été l’auteur, en 1829, d’un roman contre la peine capitale intitulé « Le dernier jour d’un condamné. » Il avait donc pris la défense d’Hubert, dans un plaidoyer dont Salim Bachi restitue la véhémence et la puissance dialectique dans une ambiance d’abord hostile puis frappée de mutisme. L’un des temps forts de ce livre qui se présente tel un récit éclaté, multipliant les angles d’approche, variant les focalisations et bousculant la chronologie. Victor Hugo ne se laisse pas saisir d’un seul mouvement. Chez lui sublime et grotesque en permanence se côtoient, en une façon d’incarnation du romantisme dont Stendhal et Hugo lui-même avaient donné de premières définitions dans «  Racine et Shakespeare » et la préface de « Cromwell ». Cela se passait dans les années 1820.

Ce qui jamais ne s’interrompt ni même ne faiblit, c’est le travail de lecture et d’écriture

Du texte inspiré de Salim Bachi ressortent lumineusement l’incomparable grandeur et les abyssales fragilités de Victor Hugo. Avec en basses continues le roulement des eaux de la Manche, le tintamarre des vents et l’atmosphère d’exaltation. A certains moments  Hugo apparaît tenté de disparaître dans la gigantesque lessiveuse. Quand il ne divague pas dans les illusions des tables tournantes et du spiritisme. Léopoldine jamais bien loin. Tandis qu’Adèle et Juliette, à leurs places respectives d’épouse et de maîtresse, ne peuvent que prendre note des foucades du grand homme. Ce qui jamais ne s’interrompt ni même ne faiblit, c’est le travail de lecture et d’écriture : « Il était toujours très sage et très calme quand il travaillait ou lisait. L’inspiration ne tombait pas du ciel, enfin pas toujours ! Il annotait de nombreux ouvrages, dont on retrouvait ensuite des passages entiers dans ses livres. » Le livre prend fin sur le dialogue, aussi émouvant que brillant, imaginé par Salim Bachi entre Hugo et Balzac, le romantique et le réaliste en admiration réciproque. En désaccord sur à peu près tout, mais tous deux déjà sculptés « dans le marbre de l’éternité. » Mettant une touche finale au saisissant portrait, d’une rare épaisseur humaine, de celui qui, depuis 1845, travaille à la rédaction des « Misérables. »

« Le rocher des proscrits » de Salim Bachi, Plon, 256 pages, 20 €
11/09/2025 – 1754 – W134