« Nous les moches », le deuxième roman de Jean Michelin, auteur de l’excellent « Ceux qui restent », en 2022, se présente sous la forme d’un road trip à travers une Amérique sans commune mesure avec celle des catalogues sur papier glacé. Par de nombreux aspects plus proche de l’univers MAGA que des villes-monde de ses littoraux
Cela commence à Norfolk, ville de Virginie qui abrite l’une des plus grandes bases aéronavales de la planète. On peut d’emblée imaginer que l’on ne risquera pas d’y rencontrer la société américaine distinguée et cultivée des « Bostoniennes » d’Henry James, un peu plus au nord sur la même façade atlantique. A cause de la différence d’époque, mais plus encore du gigantesque écart social. Dans les années 1980 quatre copains de lycée sans illusions sur la suite de leurs études créent un groupe de « thrash metal », le genre convulsif et agressif qui vient alors d’apparaître et correspond très exactement à leur propre révolte. Leur musique ? « Une enclume frottée contre des barbelés » avait dit quelqu’un à l’époque, dans une image étonnamment évocatrice. En tout cas pour eux l’ascenseur social n’a jamais commencé de se mettre en route. Ils s’appellent Jeff, Doug, Eric, Seth et envisagent de pouvoir accéder à une petite notoriété. Sauf que ces déclassés se trouvent dans le camp du « guignon » baudelairien : la défection rapide de Seth fait capoter le projet. La petite bande des quatre se disloque, chacun suit son difficile chemin vers des lendemains qui manifestement ne chanteront pas. Une grande partie des Etats Unis pourrait se reconnaître en eux, puisque le « rêve américain » a toujours fait plus de déçus que d’élus.
Un quart de siècle a passé, pour eux certainement plus mal que bien. Ce serait plutôt du côté des exclus désabusés, ayant depuis longtemps renoncé à chercher quelque sens à leur existence, qu’il faudrait classer au moins trois des quatre anciens condisciples maintenant largement entrés dans la quarantaine. Jean Michelin, avec un sens acéré du détail, le suggère en tout cas fortement. Son narrateur, le bassiste Eric, dit la position à laquelle eux et leurs pareils se trouvent assignés : « Nous les moches, les morveux, les fils de presque pauvres, rejetons de troisième génération d’immigrés suédois ou polonais, de l’engeance des mécaniciens, des magasiniers, des marins et des mineurs. Nous les oubliés cramponnés au bord de la misère.» De cette situation de départ l’écrivain aurait pu faire l’amorce d’un roman misérabiliste. C’est tout le contraire qui se produit. Par la force des images, la vigueur et l’énergie de la langue. Ainsi dès le lycée les quatre exclus du rêve américain, « ceux dont on n’a pas voulu, qui sont juste là et qui tournent en rond » s’étaient « accrochés à une musique à hurler. » Certains de leurs semblables choisiraient plus tard de faire des cartons dans leurs anciens établissements scolaires ou de s’engager pour l’Irak ou l’Afghanistan. C’est un véritable tableau des impasses américaines que propose ici Jean Michelin.
Un quart de siècle plus tard l’on retrouve donc Jeff, Doug, Eric et Seth envisageant de reconstituer leur groupe et de reprendre le vieux projet de tournée dont ils avaient rêvé : un parcours d’est en ouest (« dans ce pays on part vers l’ouest, c’est tout, c’est l’ordre naturel des choses. L’est c’est, le vieux monde, l’Europe vieillotte »), dans une voiture d’occasion, jusqu’à Los Angeles. Non pas l’itinéraire des premiers du big board dans les grandes métropoles, mais celui des seconds couteaux dans des coins reculés des Appalaches, des plaines du Middle West ou encore des Rocheuses. Non pas devant des publics choisis, mais devant les consommateurs clairsemés de bars perdus, le plus souvent des cow-boys qu’on dirait sortis de films des années 1950. Les nuits non pas dans de bons hôtels, mais dans des motels de seconde zone, à la propreté plus que douteuse. En somme un road trip sur les envers de l’Amérique, que Jean Michelin donne à voir au fil d’un époustouflant panoramique. Sans aucun doute la plus belle réussite du livre avec la plongée incroyablement documentée dans les musiques de l’époque. Une restitution continûment captivante de cette épopée du pauvre non dénuée de drôlerie et de sens de la dérision. De tendresse pour tout dire. Car il y a entre les quatre l’amitié, y compris dans le plus noir du guignon. Non seulement « Nous les moches » tourne résolument le dos au misérabilisme, mais il dégage une sensation de formidable vitalité. Ce qui aujourd’hui n’est certainement pas négligeable.
« Nous les moches » de Jean Michelin, Editions Héloïse d’Ormesson, 256 pages, 20 €
16/10/2025 – 1759 – W139