Jenny Erpenbeck est née à Berlin-Est en 1967, six ans après la construction du mur. « Kairos », publié en 2021, dont la version française nous parvient aujourd’hui dans une très rigoureuse traduction de Rose Labourie, porte la trace indélébile de cette origine. Sans conteste l’un des très grands romans sur les années qui précédèrent ce que les Allemands désignent comme « die Wende », le tournant du 9 novembre 1989
Le Kairos chez les Grecs anciens, c’est l’instant propice. Pour Katharina et Hans, ce fut leur rencontre dans un tramway berlinois du côté de la mythique Alexanderplatz, le 11 juillet 1986. Le début d’une histoire qui se révèle épouser étroitement celle de leur pays, la République Démocratique Allemande. A eux deux, ils en incarnent en effet les singularités, entre espoirs et turpitudes. Sans doute à cause de leur différence d’âge. Elle a 19 ans, est encore étudiante. Il en a 54, est déjà un écrivain établi. Autant dire que l’une n’a connu comme horizon politique que la république populaire fondée en octobre 1949, quand l’autre avait passé son enfance et le début de son adolescence sous le nazisme. Comme des millions d’autres de son âge il avait cru vivre une vie normale dans un pays normal. Il avait porté la tenue des Jeunesses hitlériennes, pour lui une manière de scoutisme. Rappelant en cela ce qu’écrivait dans « Trame d’enfance » Christa Wolf, la grande romancière de la RDA : ces années avaient été pour elle celles des découvertes, des plaisirs collectifs et des premiers émois. Il lui avait fallu plus tard tomber par hasard au bord d’une route sur des hommes squelettiques en pyjamas rayés pour soudain avoir la révélation de ce qu’avaient été en réalité ces belles années. Jenny Erpenbeck fait d’ailleurs passer Christa Wolf dans son roman. Comme elle donne à voir, en une succession de passionnantes apparitions, la plupart de celles et ceux qui donnèrent à la littérature est-allemande, réunis dans l’Union des écrivains, ses lettres de noblesse et lui permirent d’accéder à une audience internationale. Rien de surprenant à cela : Hans est lui-même un écrivain de la RDA, et non des moindres.
L’on découvre le Berlin-Est de la fin des années 1980, dont Jenny Erpenbeck propose un fascinant relevé urbanistique
En ce jour de l’été 1986 le Kairos avait donc opéré. Katharina se rappelle ce moment de grâce, alors qu’elle vit depuis quatre mois aux Etats Unis, à Pittsburgh, et qu’elle vient d’apprendre la mort de Hans. Leur histoire s’était en effet peu à peu délitée comme s’était lentement désagrégé leur pays jusqu’au 9 novembre. Dans deux cartons emportés aux USA une correspondance fournie, mais aussi des listes de courses, des feuilles d’arbres et d’autres petits souvenirs précieusement conservés portent témoignage d’une folle passion et de ce qui la détruisit. De ce que fut leur pays et de ce qui signa sa fin. Les plus anciens datent de 1986, les plus récents de 1992. Le roman de Jenny Erpenbeck s’articule en deux parties, dont la matière est fournie par le contenu de ces cartons. Un « Intermezzo » d’une page les sépare. Tel un entracte entre les deux faces de leur relation amoureuse. Ce qui s’y donne à observer, c’est d’abord un prodigieux coup de foudre, l’une de ces rares évidences qui s’imposent au cours d’une vie : « Les choses s’étaient faites comme elle devaient se faire » dit sobrement celle qui raconte. Entre l’étudiante et l’homme marié, de trente-quatre ans son aîné, père d’un adolescent, une aventure passionnée advient. A chaque fois que le couple se retrouve, il parcourt les rues de la ville, passe par les mêmes lieux, fréquente les mêmes établissements, en suivant les impulsions de ce qui ressemble à une véritable géographie amoureuse. L’on y découvre le Berlin-Est de la fin des années 1980, dont Jenny Erpenbeck propose un fascinant relevé urbanistique, avec le mur en omniprésent arrière-plan. « Kairos » s’inscrit incontestablement dans le lignage des très grands textes sur Berlin, depuis « Berlin Alexanderplatz » d’Alfred Döblin jusqu’au plus récent « Stern 111 » le Lutz Seiler.
Dans des pages glaçantes Jenny Erpenbeck observe le couple en train de se défaire, alors que le pays suit une pente identique
Ce qu’on y voit aussi, c’est un univers sur le point de disparaître, celui d’un monde culturel et artistique valorisé par le pouvoir, en même temps que placé sous étroite surveillance. Ce qui se joue entre Katharina et Hans relève à leur petite échelle de cette manière de perversité et d’emprise. Après des mois de bonheur intense, le poison du soupçon commence de germer dans l’esprit de Hans. Il avait d’abord placé Katharina sur un piédestal, il la met maintenant à l’épreuve et exige des témoignages de son attachement. Allant jusqu’à user des mêmes méthodes que les enquêteurs de la Stasi, il oblige son amante à rédiger sa biographie afin d’y déceler des épisodes potentiellement douteux. Dans des pages glaçantes Jenny Erpenbeck observe le couple en train de se défaire, alors que le pays, présenté comme un « vieil Etat fatigué » malgré sa relative jeunesse, suit une pente identique. La grande force du roman tient non seulement dans l’extraordinaire parallélisme entre l’intime et l’universel, mais également dans son aisance à restituer ce moment particulier de l’histoire allemande que furent les quatre décennies d’existence de la RDA. Avec la découverte finale qu’effectue Katharina, qui élève Hans au rang d’incarnation de ce temps compliqué. Jenny Erpenbeck le fait aujourd’hui reposer non loin de Brecht et d’Eisler, dans le même cimetière berlinois. Un choix évidemment porteur de sens, au terme de ce superbe et ambitieux roman.
« Kairos » de Jenny Erpenbeck, traduit de l’allemand par Rose Labourie, Gallimard, 430 pages, 24 €
Cher Jean-Claude,
Merci pour ton formidable article.
Tu exprimes fort bien ce que je pense de ce très beau livre sans avoir ta subtilité .
Bien à toi
Chère Anne,
Je te remercie. A la relecture, le livre m’est apparu encore plus riche. Nous verrons ce qu’en diront nos amis plutôt versés du côté anglophone.
Bien à toi
Grand merci pour ces précieux partages – à vite
Merci Catherine. A la relecture le livre est encore plus riche !
A bientôt
5 réponses à “Jenny ERPENBECK”
Cher Jean-Claude,
Merci pour ton formidable article.
Tu exprimes fort bien ce que je pense de ce très beau livre sans avoir ta subtilité .
Bien à toi
Chère Anne,
Je te remercie. A la relecture, le livre m’est apparu encore plus riche. Nous verrons ce qu’en diront nos amis plutôt versés du côté anglophone.
Bien à toi
Grand merci pour ces précieux partages – à vite
Merci Catherine. A la relecture le livre est encore plus riche !
A bientôt
Grand merci Jean Claude – à bien vite