TERRITOIRES ROMANESQUES

Justine ARNAL


Le troisième livre de Justine Arnal s’intitule « Rêve d’une pomme acide », une expression qui renvoie au terreau culturel et linguistique de celle qui écrit : l’Alsace. « Dors bien, et rêve d’une pomme acide », avait-on en effet coutume de dire aux enfants avant qu’ils n’aillent se coucher. Pour le décryptage il faut s’immerger, il n’y a pas de mot plus approprié, dans ce texte qui renvoie aux profondeurs ténébreuses des abîmes intimes.

Elisabeth Witz est mariée depuis vingt ans à Eric Richard. Elle est alsacienne, il est lorrain. Ils vivent confortablement avec leurs trois filles dans une imposante maison villageoise, « la plus belle, la plus haute et la plus grande de tout le lotissement. ». Sur les rebords des fenêtres les inévitables géraniums, tellement semblables les uns aux autres qu’on les prendrait pour des fleurs artificielles. Le dimanche le père se rend à la messe de onze heures tandis que la mère s’affaire en cuisine. Ici on cultive la tradition. En tout juste quinze pages d’ouverture Justine Arnal campe un univers d’apparence désespérément banale, renvoyant à tous les clichés en matière de genres. Par exemple ce soir le père a investi le salon pour y regarder une rencontre internationale de foot, tandis que la mère, affairée devant son évier, lui demande de baisser le son. Inutile d’en dire plus, la situation relève d’une habitude solidement ancrée. Ici on ne se répand pas en paroles superflues. Le non-dit est la règle. Mais l’on perçoit déjà d’invisibles turbulences : « Eric Richard autorise, contraint ou empêche. C’est l’homme. C’est le père. » On pourrait ajouter, c’est évidemment lui qui tient les comptes, à l’instar de tous les hommes de la famille.

Une surabondance du signifiant pour ne jamais désigner explicitement le signifié

A cette façon de tableau général déceptif, dont la voix narrative apparaît manifestement comme celle de l’autrice, elle-même née en 1990 à Metz, succède la parole de l’aînée de la famille (« Au fil des années l’aînée a compris. Il ne faut pas dire les choses. C’est comme ça qu’on parle autour d’elle ») dans un chapitre dont le programme est annoncé par son titre, Larmes. Car sa mère pleure beaucoup, en toutes circonstances, ne de distinguant guère en cela des autres femmes de la famille. Elisabeth Witz avait voulu devenir institutrice. Elle avait échoué trois fois à l’oral du concours de recrutement. La question du langage, déjà. Elle se rendait souvent, et même un peu plus que de raison, dans le cabinet du médecin du coin. Rarement l’expression médecin de famille n’était apparue si pertinente : à son tour sa fille avait pris cette même habitude. Elle avait d’abord connu la salle d’attente, puis le cabinet d’auscultation, plus tard l’étage privatif. Ainsi que dans le Nouveau roman rien n’est dit, mais tout est montré. Le texte de Justine Arnal en même temps s’en tient à la surface des choses et vibre d’une rare densité. La langue ici ne désigne pas, elle fonctionne par résonance, y compris par ses échos dans la langue alsacienne, omniprésente tout du long. Comme une surabondance du signifiant pour ne jamais désigner explicitement le signifié (« Il ne comprend pas, il sent que quelque chose lui échappe »). Conduisant peu à peu à l’acte qui se produit au beau milieu du récit, après avoir lentement mûri dans l’esprit d’Elisabeth : un jour elle avait décidé de disparaître en silence dans la profondeur d’un plan d’eau voisin. Cela s’était passé un 22 avril.

Dix autres 22 avril se sont entretemps écoulés jusqu’à ce que l’aînée, « l’étudiante », jamais nommée autrement, à l’instar de « la lycéenne » et de « l’écolière », prenne la parole. Dans un récit à la fois sobre, ironique et bouleversant. Il faut redire combien l’écriture de Justine Arnal, avec son air d’énoncer si peu, déborde pourtant de sens. Suggérant à la perfection un contexte, une histoire familiale et locale, un air du temps, des invariants tels la mélancolie des femmes et le désir de possession des hommes, y compris à travers des objets. Le Nouveau roman décidément. Elisabeth Witz avait rêvé d’écrire. Sous l’apparent rendu du quotidien en s’en tenant à sa surface, le livre non seulement renvoie aux profondeurs insondables  dans lesquelles s’ancrent les destinées, mais aussi au terreau littéraire dans lequel il s’enracine. Marguerite Duras est ici évidemment citée. C’est peu dire que ce « Rêve d’une pomme acide » s’affirme comme l’une des grandes réussites de l’automne littéraire.

« Rêve d’une pomme acide » de Justine Arnal, Quidam éditeur, 228 pages, 20 €
30/10/2025 – 1761 – W141

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *