TERRITOIRES ROMANESQUES

Camille LEYVRAZ


Camille Leyvraz, née en Suisse, n’est pas encore trentenaire. Elle vient de faire paraître  « Rouille », un premier roman publié par La Veilleuse, une maison d’édition implantée à Lausanne. Le programme de celle-ci apparaît à la fois simple et terriblement ambitieux : « faire découvrir des façons inédites de sentir et d’écrire le monde. » Le livre de Camille Leyvraz s’en présente assurément comme une parfaite illustration

En une succession de chapitres courts, telle une respiration opprimée, une jeune femme raconte. Ou plutôt exhale par à-coups tout ce qui bouillonne en elle depuis qu’elle a été violée. Cela se passe dans un monde reculé, comme oublié de la modernité. Un village dont on  ne connaîtra jamais le nom, dans lequel on trait encore les vaches à la main, tandis que la charrette y fait figure d’unique moyen de déplacement, que la « femme sage » y tient lieu de seule instance médicale et qu’on bat encore le linge au lavoir. Dans une saisissante scène inaugurale la narratrice prise de nausée, apparemment sur le point d’accoucher, est agrippée au dos du frère qui la porte jusqu’à la maison où se tiennent le père et la mère. Inutile de chercher ici quelque possessif qui dirait un lien. Ni le moindre nom. Quelque chose monte dans la gorge de la jeune femme, « une tristesse aqueuse » dont elle évoque avec un naturalisme cru, de façon quasi expressionniste, la présence dans sa bouche : « Je crache. Je tousse, racle les parois de ma gorge. Rauque. Je rassemble ce que j’y ai trouvé, le fais glisser sur ma langue, le malaxe, tente de la séparer en plusieurs morceaux, mais c’est trop solide. » Le ton est donné, qui ne se démentira pas jusqu’au terme du bouleversant récit. Il n’est certainement pas inutile de préciser que Camille Leyvraz est l’autrice déjà de deux recueils de poésie.

Quelle distinction opérer entre sa grossesse et celle d’une vache qui s’apprête à vêler ? Entre ses seins et les pis du ruminant ?

Quand le frère ne la porte pas sur son dos il la charrie dans une brouette. En un geste ambigu. A la fois protecteur, lui éviter de se fatiguer, et dépréciatif, celle qui a été violée ne mérite pas mieux. Le village resté en marge n’en résonne pas moins d’échos actuels, au fond éternels. D’autant plus fort encore, quand on peut soupçonner le frère d’avoir réglé son compte au violeur. Au fil de son monologue la narratrice se représente assez peu différente de ce qui l’entoure, en tout cas sans le moindre privilège d’humanité. Quelle distinction opérer entre sa grossesse et celle d’une vache qui s’apprête à vêler ? Entre ses seins et les pis du ruminant ? Les animaux sont au demeurant ici les seuls à être désignés par leurs noms, la Noiraude, la Lise. Pas de nom pour la fille « déshonneur de la famille. » Tout cela vient de loin. Lorsqu’un jour le père s’entaille le bras avec une lame de faux, il ne lui vient évidemment pas à l’esprit d’aller consulter. Il se soignera selon l’ancestrale façon : de l’alcool et les asticots grouillant dans la plaie envahie par le pus feront parfaitement l’affaire. Quant à la mère, qui à l’instar des habitants du village n’a pas de mots assez blessants pour cataloguer sa fille violée et enceinte, elle préfèrera jeûner que de laisser la future mère avoir faim : des habitudes et des valeurs transmises de génération en génération ont ici force de loi. C’est dans une complexité bien plus grande qu’il n’y paraissait d’abord que s’ancre ainsi le récit.

Camille Leyvraz ne choisit pas la voie d’une lecture univoque, mais suggère des mouvements obscurs, violents et contradictoires venus des profondeurs intimes

Par exemple aussi le frère, dont l’attitude exagérément protectrice frise l’anormalité. Incarnation d’une domination masculine sans complexe ou un peu plus que cela ? La question ne manque pas d’effleurer l’esprit du lecteur. Et pour fini la narratrice elle-même, littéralement écartelée entre le refus de l’enfant à venir (« Il n’aura rien de moi, jamais. Point de caresses, de tendresse, jamais sa main contre la mienne »)et un attachement qui peu à peu se fait jour. Malgré ses tentatives, maladroites et dangereuses, d’avorter. Là encore Camille Leyvraz ne choisit pas la voie d’une lecture univoque, mais suggère des mouvements obscurs, violents et contradictoires venus des profondeurs intimes : « Je pose mes mains sur le ventre, la bosse est toujours là.  Je toque. Ça ne bouge pas. Je toque fort, plus fort, je tambourine. Tu es toujours là ? Rien. J’ai comme un coup dans la poitrine, ça bloque, l’air fait mal en passant. Je me redresse, je regarde la bosse, je ne la frappe plus. Ça dort peut-être seulement. » On reste admiratif devant cette manière de dire en une suite de brèves indépendantes juxtaposées l’intensité des forces à l’œuvre. Comme devant  l’utilisation du ça, pour d’un même mouvement renvoyer au refus banal de nommer le corps étranger et faire venir le ça de la psychanalyse.

Incontestablement Camille Leyvraz fait ici entendre une voix nouvelle, capable de faire tenir ensemble une façon ancestrale d’être au monde et une expression désinhibée, résolument moderne. C’est en effet un double plaisir qu’engendre « Rouille » : celui d’une fascinante lecture en même temps que celui de la certitude d’une véritable découverte.

« Rouille » de Camille Leyvraz, Editions La Veilleuse,  collection  Nuits blanches, 144 pages, 16 €
13/11/2025 – 1763 – W143

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