TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Philippe Besson


Philippe Besson

Les faits de société constituent l’un des terrains de prédilection du roman. Dès lors rien d’étonnant qu’en ce début de XXIe siècle l’on voie émerger le thème des  féminicides, longtemps occulté par la société et ignoré de la littérature

Inspiré par le célèbre « Ceci n’est pas une pipe » de René Magritte, qui ambitionnait de faire ressortir la différence de nature entre le réel et sa représentation, le titre du roman de Philippe Besson vise une autre distorsion, celle qu’on peut constater entre ce qui se trouve désigné sous l’appellation générique de « fait divers » et les réalités autrement moins vagues que cela recouvre. L’on se souvient que dans son précédent livre, « Paris-Briançon » (2022), l’écrivain organisait la rencontre, dans un train de nuit, d’anonymes menant des existences apparemment sans relief, pour finalement dresser une manière de tableau de l’époque. Depuis le quotidien et les orientations intimes jusqu’aux maladies et aux deuils, en passant par les mensonges et les secrets familiaux. Sans oublier les études, le travail, les plans sociaux et les luttes. Tout ce qui traverse chacune de nos vies, mais se trouve aujourd’hui porté à un point extrême, parce que « cette foutue époque est violente, sinistre, déprimée, parce qu’elle pue la mort et la désolation. » Il ne fait pas de doute que le fait divers à la source de son nouveau texte contribue à élargir encore la représentation qu’il nous offre du temps, dans la coulée  d’une œuvre particulièrement féconde : « Ceci n’est pas un fait divers » est le vingt-quatrième roman que Philippe Besson fait paraître depuis 2001.

« Paris-Briançon » se déroulait en 2021, après la reprise d’une liaison ferroviaire interrompue durant plusieurs mois.  « Ceci n’est pas un fait divers » se situe juste un peu auparavant, aux alentours de 2018. Un jeune homme relate des faits survenus trois ans auparavant. Tout avait commencé par un appel de sa sœur Léa, alors âgée de 13 ans, depuis Blanquefort, dans la région bordelaise. Lui-même vivait à Paris depuis cinq ans, en rupture de ban après avoir annoncé son intention d’intégrer le corps de ballet de l’Opéra. A l’époque quadrille, il s’apprêtait à passer coryphée. Ce jour-là à l’autre bout du fil Léa lui annonçait que leur mère venait de mourir. Lâchant ensuite que c’était leur père qui l’avait tuée. Dans la cuisine du pavillon familial. Sous ses yeux. Cécile Morand, née en 1975, venait d’être assassinée de dix-sept coups de couteau par Franck Malzieu, après vingt ans de vie conjugale. Un choc pour le narrateur, un séisme pour sa sœur. Ouvrant sur des révélations dont ils ne pouvaient avoir idée : ce féminicide n’avait pas été perpétré par hasard. Le fils danseur renié par le père s’engage alors dans une bouleversante remontée du temps. Jusqu’au milieu des années 1990, quand Cécile, la jolie et timide fille d’un buraliste veuf, avait épousé Franck, le souriant ouvrier à la carrure de sportif qui travaillait à l’usine Ford rendue célèbre par un candidat à la présidentielle. Elle découvrirait bientôt les frustrations et les colères du jeune homme : « Elles n’étaient pas toutes infondées », euphémise le fils qui resitue le drame dans son contexte social et historique. Non pas un fait divers, mais un fait de société.

Mais Philippe Besson ne porte jamais un regard univoque sur les choses. En l’espèce, il s’attache à débusquer en même temps les signes avant-coureurs de la tragédie dans les histoires intimes. Le père que Franck n’avait jamais connu, parti un beau jour sans laisser d’adresse. Franck lui-même, au caractère instable, en difficulté à l’école, prompt à faire jouer sa force, toujours d’une jalousie maladive. Et Cécile, trop vite soumise à son emprise, de plus en plus terrorisée, mais « s’arrangeant » pour n’en rien laisser paraître. Au moment du procès de Franck Malzieu, près de trois ans après son crime, la présidente de la cour d’assises de la Gironde posera très précisément les termes de la question, que le fils présent dans le prétoire ici restitue, dans son économie et sa terrible précision lexicales : « Nous ne devions pas parler d’une dispute conjugale qui aurait mal tourné, mais bien de l’aboutissement d’un continuum de violence et de terreur. Nous ne devions pas parler d’un meurtre, mais de la volonté d’un homme d’affirmer son pouvoir, d’asseoir sa domination. Et de l’aveuglement de la société. Et de la peur de nommer. » Parti depuis trop longtemps, engagé dans un autre chemin d’existence, le fils-narrateur n’avait rien pressenti des relations tumultueuses entre ses parents. Sa sœur s’était retrouvée seule, en première ligne, comme elle l’avait été le jour du drame. Un traumatisme inguérissable en avait résulté, dont celui qui raconte endosse une part de la responsabilité. Le roman de Philippe Besson restitue dans le moindre détail, avec une précision clinique, l’itinéraire d’apparence lisse de ce couple, en fait tourmenté et chaotique. Le jour de sa mort, la mère s’apprêtait en effet à quitter le domicile conjugal.

Le fils narrateur, lui-même finalement en thérapie et sa sœur placée dans un « établissement spécialisé », tire, certes un peu tard, les enseignements du drame : « Depuis, j’ai appris qu’il faut plonger dans les profondeurs pour comprendre ce qui se passe à la surface. J’ai compris aussi que l’invisible est plus parlant que le visible. Et que les bribes ne deviennent des indices que si on les relie à quelque chose d’autre, ou entre elles. » Ce que fait très exactement ce roman à la fois pudique et implacable. Dans la lignée des plus grands textes consacrés aux faits de société.

« Ceci n’est pas un fait divers », de Philippe Besson, Julliard, 208 pages, 20 €
09/02/2023 – 1645 – W26