TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Alice Ferney


Alice Ferney

Un grand roman de notre temps de soupçon généralisé. Ou comment deux personnages simplement humains se trouvent cloués au pilori par les sectateurs d’un nouvel ordre moral niant la possibilité comme la pureté des sentiments

Le souvenir est encore vif, de son inoubliable premier roman « Le Ventre de la fée » (1993). Trente ans et douze titres plus loin, un regard rétrospectif permet de mesurer la richesse, l’audace et la complexité de  cette œuvre, centrée sur deux thèmes essentiels, la différence des sexes et les enjeux de l’Histoire. Qui s’est construite à l’écart des modes et du prêt-à-penser. N’hésitant pas à s’aventurer sur les terrains les plus épineux. Comme par exemple, dans « Passé sous silence » (2010), les motivations diverses du fourvoiement de certains militaires dans l’aventure factieuse de l’OAS. A chaque fois sans autres limites que sa rigueur et son honnêteté intellectuelle. A n’en pas douter la littérature d’Alice Ferney  est l’une de celles qui témoignent avec une précision rare des maux qui ne cessent de travailler en profondeur notre société. Ainsi que des dérives qui peuvent en résulter. 

On se rappelle l’homonyme féminin dont l’histoire tragique, pareillement dans un contexte scolaire, défraya la chronique en 1968

Dans « Deux innocents », elle en propose la plus récente illustration. Le récit s’amorce en effet à la rentrée scolaire de 2018, dans une institution privée, « l’Embellie », qui accueille des jeunes en grande difficulté pour les préparer à la vie active. Psychologiquement et intellectuellement hors d’état de suivre un cursus classique, ces filles et ces garçons « malchanceux de toutes les loteries, qu’elles soient géographiques, sociales, génétiques » ont besoin d’un enseignement adapté à leur sensibilité comme à leur intelligence du monde alentour, Dans « une banlieue autrefois ouvrière devenue résidentielle » l’établissement accueille une trentaine de jeunes entre quatorze et vingt ans. Claire Bodin est l’une de leurs enseignantes. Cette quinquagénaire catholique, de convictions fortement traditionnalistes, a été embauchée sans contrat ni droits sociaux. Rien de choquant ni même d’anormal pour elle : l’enseignement n’est pas affaire de statut, mais seulement de cœur, d’écoute et de don de soi. D’innocence pourrait-on dire. Jusqu’à ce que Gabriel Noblet arrive dans sa classe. Le prénom du jeune homme d’entrée de jeu interpelle : on se rappelle forcément l’homonyme féminin dont l’histoire tragique, pareillement dans un contexte scolaire, défraya la chronique en 1968.  Il se produit ici quelque chose d’assez semblable. Alice Ferney, avec infiniment de tact, raconte en effet l’histoire d’une enseignante naïve, démonstrative et tactile, et d’un garçon en demande d’affection. Marquée d’abord par les progrès spectaculaires de Gabriel, qui sort de sa timidité, de son mutisme et de son refus de communiquer. Mais qui ensuite vire au cauchemar pour l’un et l’autre, sous l’impulsion conjuguée de la mère de l’élève et de la directrice de l’établissement. Alliée pour la circonstance contre l’enseignante, trop atypique pour n’être pas soupçonnée du pire.

La romancière pousse la logique du soupçon jusque dans ses conséquences ultimes

Avec l’implacable rigueur qui constitue sa marque de fabrique, Alice Ferney observe la double chute. Gabriel, en plein désespoir, désormais bouclé dans l’appartement familial. Claire, naïvement obstinée et maladroite dans sa défense (« elle se sent présumée coupable et incapable d’apporter la preuve par défaut qui n’existe pas »), doit maintenant faire face à un dépôt de plainte de la mère en même temps qu’à sa mise à la porte de L’Embellie. Sa spontanéité en classe, sa façon d’échanger d’égal à égal avec ses élèves, d’accompagner son propos de petits gestes d’affection forcément « inappropriés », la rendent suspecte dans un contexte qui assimile l’attention soutenue à autrui à  du harcèlement, voire davantage. Les mois passent, rien ne s’arrange. Gabriel est conduit à un geste de désespoir. Chez Claire, c’est le corps qui craque. Un cancer est détecté. La romancière pousse la logique du soupçon jusque dans ses conséquences ultimes. Destructrices pour l’un et l’autre innocents. En juin 2019 un tribunal condamne Claire à de la prison avec sursis assortie d’une interdiction d’enseigner.

Pendant les deux mois que l’enseignante avait partagés avec sa petite classe, elle avait eu le temps de semer quelques idées dans des cerveaux peut-être moins inertes qu’il y paraissait. Par exemple en proposant chaque jour un « bain de mots » : « Dès qu’un mot vous plaira, ou dès que vous ne comprendrez pas ce qu’il veut dire, vous le noterez. » Ou en leurs suggérant de faire un petit récit écrit de leur journée au retour de l’école. Elle l’ignorait, mais quelque chose avait ainsi levé, qui deux ans plus tard, en juillet 2021, éclaircirait enfin son désespérant horizon. Apportant à ce roman terrible, suscitant un sentiment de révolte, le soulageant contrepoint d’une humanité qui n’obtempère pas.

«Deux innocents », d’Alice Ferney, Actes Sud, 320 pages, 22 € / 16,99€ (numérique)
23/02/2023 – 1647 – W28

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