TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Bernhard Schlink


Bernhard Schlink

Le grand écrivain allemand, auteur de l’inoubliable « Le Liseur » (1995), nous propose un nouveau livre essentiel, sur le passé qui ne passe pas, sur les errements idéologiques d’une nouvelle génération comme sur une certaine impuissance à y faire face

Il y eut dans les années 1970 la « Littérature des pères » (Väterliteratur), dans laquelle des écrivains s’interrogeaient sur la relation qu’ils entretenaient avec leurs pères et le passé nazi de ceux-ci. Parmi eux Peter Härtling, Christoph Meckel , Brigitte Schwaiger ou encore, en RDA, Klaus Schlesinger. Et plus récemment Christoph Hein, avec « L’Ombre d’un père » en 2016. Le nouveau roman de Bernhard Schlink inverse en quelque sorte la perspective, puisque c’est un grand-père qui aujourd’hui se trouve confronté aux convictions néo-nazies de sa petite-fille. Ce que l’on avait imaginé éradiqué par la dénazification, jugée molle à l’Ouest et plus drastique à l’Est, n’avait finalement pas empêché la persistance d’un corpus idéologique d’inspiration national-socialiste, plus prégnant encore dans les « nouveaux Länder », le territoire de l’ancienne RDA. Là précisément où « La Petite-fille » se déroule.

Au centre du récit se tient Kaspar Wettner, né en 1944, libraire à Berlin. Le choix de son prénom ne relève évidemment pas du hasard. On pense à un autre Kaspar, le Kaspar Hauser restitué par Jakob Wassermann qu’on retrouva errant, en perte de repères en 1828 dans les rues de Nuremberg. Des repères, Kaspar Wettner pensait pour sa part en avoir de solides. Ce fils de pasteur rhénan, quand il était étudiant à Berlin-Ouest, avait participé à la Pentecôte de 1964 en RDA à des rencontres interallemandes de la jeunesse. Car pour lui « tout le pays à l’est de l’Elbe était son Allemagne tout autant que le pays à l’ouest et au sud. » Il y avait rencontré Birgit, « une enfant de la RDA, du monde prolétaire qui, avec une ferveur prussienne et socialiste, voulait devenir bourgeois et prenait culture et politique au sérieux, comme la bourgeoisie l’avait fait jadis et l’avait oublié depuis. » Ils avaient décidé de s’unir, mais curieusement pour Birgit ce ne pouvait être dans son pays, qu’elle avait quitté en passant par la Tchécoslovaquie et l’Autriche. Ils s’étaient mariés en 1969 à Berlin-Ouest… Kaspar a maintenant 71 ans et vit seul depuis qu’il a retrouvé Birgit inanimée dans leur baignoire.

Les certitudes acquises au fil des ans par ce tranquille citoyen allemand de la première génération d’après-guerre vont alors peu à peu vaciller

Bernhard Schlink évoque dans cette première partie, remarquable par sa richesse documentaire et l’ampleur de son champ de références, le temps passé depuis 1964, dans la vie des Wettner comme dans l’histoire allemande. On y voit l’ambivalence de Birgit à l’égard de son pays d’origine, faite en même temps de rejet et d’enracinement profond, sans doute pas une exception si l’on se rappelle la vogue de l’ « Ostalgie. » On y apprend aussi qu’elle était enceinte lorsqu’elle avait rencontré Kaspar et qu’une enfant était née avant leur mariage, dont il n’avait jamais rien su. Il l’a découvert après sa mort, en lisant un long texte, peut-être celui d’un futur roman autofictionnel, qu’il a trouvé dissimulé au milieu des  papiers qu’elle entassait dans son bureau. Kaspar savait Birgit en relation avec une petite maison d’édition qui s’intéressait à ses projets, mais sans plus. L’épouse décédée, suicide ou accident, s’y livrait à une foule de révélations, à commencer par son discret accouchement avant le mariage et l’abandon du bébé. Les certitudes acquises au fil des ans par ce tranquille citoyen allemand de la première génération d’après-guerre vont alors peu à peu vaciller, pour le confronter à un paysage littéralement inconcevable.

Façons pour Kaspar de ne pas laisser se rompre le lien récemment établi, comme d’affronter les nouvelles monstruosités à l’œuvre dans une société d’apparence apaisée

Au centre de celui-ci va se tenir Sigrun, la fille de Svenja, le bébé abandonné par Birgit en RDA, qui avait grandi dans un climat « völkisch » : sa mère et le compagnon de celle-ci faisaient partie d’une communauté rurale  nationaliste, nostalgique du IIIème Reich et renforcée dans ses convictions par les bouleversements de l’après 1989 et les désillusions qui s’en étaient suivies. Le prénom de la jeune fille sortait tout droit de la « Chanson des Nibelungen. » Elle-même affichait des idées néo-nazies, proclamait son admiration pour des « héroïnes » de l’époque en même temps qu’elle revendiquait son engagement féministe et écologique, dans une sorte de très nietzschéenne « réévaluation de toutes les valeurs. » La petite-fille de Birgit, que Kaspar avait enfin pu rencontrer, incarnait pour lui une sorte d’impensé. Bernhard Schlink en explore l’inédite complexité, avec une précision que pourraient lui envier bien des historiens. La force de son roman se nourrit en effet autant de sa valeur documentaire que de son analyse bouleversante des rapports entre le libraire septuagénaire démocrate et la jeune néo-réactionnaire. L’impossible discussion politique comme les tentatives de médiation par la littérature, l’art et la musique. Façons pour Kaspar de ne pas laisser se rompre le lien récemment établi, comme d’affronter les nouvelles monstruosités à l’œuvre dans une société d’apparence apaisée. Livre d’une intelligence et d’une sensibilité profondes, en un mot ouvrage humaniste, admirablement servi par la traduction de Bernard Lortholary, cette « Petite fille » se présente à coup sûr comme un apport majeur de la littérature allemande à la  réflexion sur les contradictions et les périls de ce temps.

« La Petite-fille », de Bernhard Schlink, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 352 pages, 23€
23/03/2023 – 1651 – W32

4 réponses à “Bernhard Schlink”

  1. Merci pour cette présentation, ce livre est au programme de notre prochain « café littéraire », je ne l’ai pas encore lu contrairement à 2 membres de l’équipe dont l’enthousiasme a emporté l’adhésion, votre texte me conforte dans le désir de lire le livre de Schlink, et il nous sera bien utile, vous abordez très clairement tous les aspects qui en font l’intérêt. Merci encore, et merci à Giséle qui m’a donné accès à votre texte !