TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Gisèle Bienne


Gisèle Bienne

A la liste des écrivains soviétiques célèbres victimes à divers titres des répressions stalinienne et poststalinienne (Boris Pasternak et Alexandre Soljenitsyne ostracisés et incarcérés, Ossip Mandelstam persécuté et mort en 1938 du côté de Vladivostok sur la route de la déportation au Goulag de la Kolyma…), on omet trop souvent d’ajouter Varlam Chalamov, qui passa dix-neuf années de sa vie en prison et dans les camps. Gisèle Bienne lui rend aujourd’hui hommage, dans un récit aussi rigoureux que bouleversant

Les derniers livres de l’auteure rémoise, « La Malchimie » (2019) et « L’Homme-frère » (2020), évoquaient d’une part les ravages, sur les sols comme sur les humains, des pratiques de l’agriculture productiviste et d’autre part les dégâts, certes peu visibles mais non moins dévastateurs, provoqués dans les familles paysannes par la tradition du « salaire différé. » Cependant qu’un autre sujet déjà la requérait, qui n’avait guère cessé de l’accompagner au long des années : Gisèle Bienne était restée sous le choc des « Récits de la Kolyma » de Varlam Chalamov, dont une première version fut publiés en français en 1969. Une fresque en forme de mosaïque, composée entre 1954 et 1962 et constituée de 143 textes de différentes natures, prose romanesque, prose poétique, ou encore réflexions. L’écrivain y abordait ce qu’il considérait comme « la question principale de notre temps : la destruction de l’homme avec l’aide de l’Etat. » Gisèle Bienne a pareillement opté pour le fragment, afin de restituer l’itinéraire cruel et tumultueux de celui qui contre toute attente survécut au Goulag et mourut à Moscou en 1982, à l’âge de 74 ans. Les trente-deux chapitres de son livre se présentent en effet comme autant d’éclairages portés sur sa vie et celle d’autres réprouvés de son temps.

Le réel froidement reconstitué dans sa brutalité et sa trivialité, « le vif de la vie »

« Les Larmes de Chalamov » s’ouvre sur deux citations placées en épigraphe. La première de Chalamov lui-même, sur la souffrance revécue au moment de l’écriture : « Je crie, je menace, je pleure. Rien n’arrêtera mes larmes. » La seconde tirée d’une chanson anonyme : «Kolyma, Kolyma, ô planète enchantée. L’hiver a douze mois. Tout le reste, c’est l’été… » Le « zek » Chalamov avait passé plus de quatorze ans, de 1937 à 1951, en Sibérie orientale dans la région de la Kolyma, cette rivière au nom devenu sinistre, cet « ultime cercle de l’enfer. » Lorsqu’il entreprend la rédaction des « Récits de la Kolyma », il entend non seulement restituer un vécu de bagnard en constante proximité avec la négation de l’humain et la mort, mais dire une résistance à cette entreprise de néantisation de l’être. Gisèle Bienne se propose dans son livre, non pas de refaire le parcours du militant trotskiste en butte à la répression stalinienne, mais d’en donner à voir des instantanés. Des scènes de sa vie d’homme, de mari répudié par son épouse et de père rejeté par sa fille obstinément fidèle à la ligne. Des moments de sa vie d’écrivain, sa poésie engagée, sa prose opposée à toute affèterie, sa recherche de formes nouvelles, ses lectures et sa correspondance avec Pasternak, Soljenitsyne ou encore Nadejda l’épouse de Mandelstam (on relira, sur le poète mort d’épuisement, « L’Hirondelle avant l’orage », de Robert Littell, Editions Baker Street, 2009), Enfin des souvenirs de sa vie de détenu, le réel froidement reconstitué dans sa brutalité et sa trivialité, « le vif de la vie », au long de pages saisissantes à la hauteur du texte de Chalamov.

Son récit est celui d’une espérance et d’une exigence déçues

Dans son deuxième chapitre intitulé « La cause », Gisèle Bienne raconte son propre dessillement, en 1978, lors d’un voyage d’écrivains français à Moscou, la ville « idéalisée » par elle. Elle ne connaissait pas encore Chalamov, mais elle eut alors l’intuition, face à des fonctionnaires de la culture en ce temps de regel brejnévien, de ce qui s’était joué d’atroce dans les décennies qui avaient précédé. Ce qu’elle apparente à une manière de « voyage au bout de la nuit. » Elle découvrirait ensuite les destinées tragiques d’Anna Akhmatova et de Marina Tsvetaïeva ainsi que celles de leurs proches. Elle ferait le rapprochement avec Margarete Buber-Neumann réfugiée en URSS avec son compagnon Heinz, qui en 1937 serait exécuté sans autre forme de procès, tandis qu’elle-même serait déportée à Karaganda avant d’être cyniquement renvoyée par Staline aux nazis qui à leur tour l’expédieraient à Ravensbrück. Ce second chapitre constitue une manière de pivot du livre de Gisèle Bienne. Car son récit est celui d’une espérance et d’une exigence déçues. L’évocation de l’univers concentrationnaire de la Kolyma, celle du retour à Moscou en 1956 et de l’existence de réprouvé qui s’ensuivit, se lisent à la lumière de ce qui se présente comme la déchirante révision d’un système de valeurs et d’une conception du monde, dans ce grand texte de lucidité et de sincérité. A coup sûr, en résonance avec une certaine actualité, l’une des lectures indispensables de ce début d’année.

« Les Larmes de Chalamov », de Gisèle Bienne, Actes Sud, 224 pages, 22,50 €/16,99 (numérique)
06/04/2023 – 1653 – W34

2 réponses à “Gisèle Bienne”

  1. j’évoque notamment le drame des Buber dans ma serie Droits de suite sur le site leshumanites-media.com . Le titre: Juifs en soi, JUifs pour soi.

  2. Merci pour cette présentation très complète et éclairante qui donne envie de lire le livre.