TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Pierre Michon


Il aura fallu vingt-sept ans à l’écrivain, qui produit si peu alors qu’une considérable littérature secondaire lui est consacrée, pour consentir à la parution du second volet d’un diptyque entamé en 1996 avec « La Grande Beune »

Cet artiste de la contention ne semble en effet lâcher ses coups qu’à contre cœur, tel un peintre qui se refuserait à l’accrochage de ses toiles. Hormis de très courts textes, la plus récente  publication de Pierre Michon remontait à 2009. Il lui avait alors fallu dix-sept ans de travaux préparatoires pour faire paraître « Les Onze », réflexion de grande ampleur à partir d’un tableau d’un peintre fictif représentant les membres du Comité de Salut Public pendant la Révolution française. La question de l’histoire et de l’art, du réel et de sa représentation y était posée, en une somptueuse fiction qui brassait toute cette matière et valut à son auteur de se voir décerner le Grand prix du roman de l’Académie française.

L’écriture chez Pierre Michon naît d’un constant barattage du réel dans la fiction

Il y eut donc d’abord, ouvrant aujourd’hui « Les deux Beune », les 72 pages de « La Grande Beune », avec le même narrateur âgé de 20 ans venant occuper en 1961 son premier poste d’instituteur dans le Périgord, à proximité de la rivière La Beune, proche elle-même du site de Lascaux, Le jeune enseignant avait immédiatement été envahi d’un désir fou, quasi animal, pour Yvonne, la sensuelle buraliste du village chez qui il allait acheter ses cigarettes. Tout ce qu’il lui était donné de voir et de ressentir ne cessait d’être sous l’empire de ce désir. Telle cette vision érotisée d’un pan du paysage : « La lèvre de la falaise en bas de quoi coule la Beune ». Comment n’y pas voir, en surimpression, l’image fameuse de « La Création du monde » de Gustave Courbet ? Désormais lui succèdent, à part presque égale, les 74 pages de « La Petite Beune », creusant strictement le même sujet dans le même village de Castelnau, mais de façon moins lyrique et enflammée, avec davantage d’âpreté, comme si l’affrontement avec le réel avait provoqué un décapage. Il est quelque part question d’un Kärcher, dans ce texte où jamais rien n’est laissé au hasard. On y apprend que le narrateur, à l’instar de l’auteur, lui-même fils d’une institutrice, se prénomme Pierre. L’écriture chez Pierre Michon naît d’un constant barattage du réel dans la fiction. Peu sépare l’un et l’autre récit des Beune, si ce n’est ce détail à peine perceptible, pour qui viserait une simple recension du texte : le mouvement de l’écriture, sa couleur et sa tonalité. Quand « La Grande Beune », avec ses divers personnages aux allures de héros intemporels, avait les apparences d’une geste, jusque dans ses références à la préhistoire, « La Petite Beune » ramène cet univers quasi mythologique à ses  réalités étriquées. On n’oubliera pas ici que Pierre Michon écrivit à ses débuts des « Vies minuscules » (Gallimard, 1984), sorte d’autoportrait en creux en même temps que de représentation de la rudesse du monde rural de ses origines. On voit maintenant des brouillards envelopper le paysage, comme si la perspective s’était rapetissée, signalant un principe déceptif à l’œuvre. Au centre de l’écriture se tient toujours une métaphore, en véritable moteur.

Ici l’un des créateurs importants de ce temps interroge métaphoriquement la spécificité de l’art

Les vingt-sept années séparant les deux Beune, c’est aussi le temps nécessaire à l’acceptation de l’écart entre la conception d’un projet ambitieux et le produit final. Une constante chez Pierre Michon, dont la richesse des références et la multiplicité des strates de lecture s’accommode mal de toute idée d’achèvement : impossible pour lui sans doute d’accepter que les vagues qui portent loin son texte soudain cessent leur mouvement. Mais peu importe pour le lecteur, car le champ qui s’ouvre au fil de ces 160 pages d’une rare densité apparaît suffisamment vaste pour non seulement nourrir son imaginaire, mais également donner une immense matière à sa réflexion. On n’oubliera pas, sur ce chapitre, cette grotte cachée derrière un hangar, dont les parois ont probablement été nettoyées, passées au Kärcher, par le propriétaire et un  ami. Là où Pierre pensait pouvoir se confronter à des peintures rupestres du paléolithique, il s’était retrouvé face à un blanc. Ici l’un des créateurs importants de ce temps interroge métaphoriquement la spécificité de l’art, ce qu’il désigne comme son « imminence éternelle » face à l’ordinaire de la vie et qui n’est pas sans rapport avec sa propre pratique. Cette littérature se déploie dans son admirable épaisseur en même temps qu’elle questionne, tout simplement.

« Les deux Beune », de Pierre Michon, Verdier, 160 pages, 18,50 €
13/04/2023 – 1654 – W35

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