TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Paul Fournel


Auteur de plus de soixante-dix livres tous genres confondus depuis 1972, l’écrivain d’origine stéphanoise, figure majeure de l’Oulipo, à la façon de l’ « opera  seria » et de l’ « opera buffa » de la tradition, oscille entre le genre sérieux et le divertissement. N’hésitant pas à monter de réjouissants canulars, tel en 2013 l’incroyable « Jason Murphy », biographie inspirée d’un poète de la « beat generation » mais immense supercherie. Un pur exercice de style sur un auteur n’ayant jamais existé, même si Wikipédia lui avait consacré un article détaillé. En l’espèce servi par lui-même, Paul Fournel en avait été aussi le rédacteur, bouclant en quelques sorte la boucle. Pas étonnant que dans sa bibliographie figure une « série Guignol »

On se rappellera également qu’en 2016 Paul Fournel avait fait paraître « Avant le polar : 99 notes préparatoires à l’écriture d’un roman. » Dans ce petit livre il poussait sa réflexion sur l’investissement de différents territoires romanesques, avec le souci de ne s’en fermer aucun. Très exactement ce qui se produit dans « Le Livre de Gabert », où pour la première fois il explore le genre du polar rural. Gérard Gabert, initiales GG (prononcer « Gégé ») qui collent assez bien à ce personnage d’écrivain parisien en visible surpoids, est en effet venu s’installer dans un village plutôt perdu de la Haute-Loire appelé Chamoison, Inutile de chercher à le situer sur une carte, même si, en 2019, le préfet avait envisagé de réintroduire le… chamois dans le département. La motivation de Gabert, à l’encontre d’une tendance actuelle, n’était aucunement motivée par quelque sensibilité écologiste, mais par un froid constat : le marché du polar en milieu urbain étant saturé, il convenait de se délocaliser.Sous le pseudonyme de Maurice Palance, clin d’œil aux cinéphiles, il s’était pourtant fait une petite réputation, mais il cherchait un  nouveau souffle. Au propre comme au figuré : il voulait échapper à son régulier « essoufflement dans les escaliers de la station Lamarck », la plus profonde de Paris, et plus encore nourrissait l’espoir que « d’un ailleurs surgirait un autrement. »  Depuis un an il habitait une maison en surplomb du village, tel un poste d’observation sur une peuplade qu’il découvrait. Lui fournissant la matière de polars ruraux dont se réjouissait son éditeur, « car le créneau était moins encombré que celui des bas-fonds et des morgues des grandes capitales, des rues basses noyées de pluie, des dealers au visage effacé par leurs capuches, des flics en jean et blouson avec leur brassard orange fixé au velcro. » On l’aura compris, d’entrée de jeu le ton de Paul Fournel est à l’ironie sur la figure de l’écrivain de polars comme sur les poncifs du genre. A aucun moment, au fil de la double centaine de pages, celle-ci ne se démentira, pour le malin plaisir du lecteur.

Chaque nuit, après avoir fait le plein d’observations pendant  la journée, Gabert écrivait ainsi « sous la dictée du pays. » Régulièrement il recevait la visite de sa toute jeune voisine la petite Magali, qui venait se faire raconter par l’inventeur d’histoires des horreurs qui la faisaient délicieusement frémir. Tellement plus excitantes pour l’enfant que les grises réalités de la vie au village. Même s’il s’en passait de drôles à Chamoison. Comme ce permanent défilé d’hommes chez Lune, accro aux sites de rencontres sur internet. Comme la « grosse » Claudine, dont la langue de vipère distillait ses venins de manière pas forcément indue. Comme Bandelmas drogué au boucan de ses bolides traversant la région. Ou encore comme Marsou, à la gestuelle de lamantin mais si preste pour  réussir ses carreaux à la pétanque. Des figures originales en miroir des personnages conventionnels du polar urbain. Auxquelles il faut naturellement adjoindre Jeune-Vieille, écrivaine à succès et personnage central du roman éponyme paru en 2021chez P.O.L. Elle y incarnait le désir d’écrire, à tous les âges de la vie et côtoyait déjà Gabert ainsi que l’éditeur réputé Robert Dubois. L’œuvre de Paul Fournel ne cesse de se nourrir de rémanences et récurrences. De références aussi. Par exemple ici Maurice de Guérin, aujourd’hui oublié, dont la correspondance avec sa sœur Eugénie fut un marqueur du 19ème siècle littéraire. Les livres de Paul Fournel se présentent comme une manière de fenêtre ouverte sur le tout de l’œuvre autant que sur le monde littéraire. Leur pouvoir de séduction procède de cette permanente remise en perspective, au même titre que leur  humour et leur redoutable ironie.  

Les romans ruraux de Gabert se vendaient bien, furent même (modestement) primés. Mais une commande lui était venue de Paris, Dubois lui demandait un livre différent. Et en effet une « mosaïque », ni roman ni nouvelle, finirait par advenir, qui telle la fameuse lettre cachée d’Edgar Poe s’exhiberait sans que le lecteur y prête attention. Le tour de force narratif de Paul Fournel, plus oulipien que jamais.

« Le Livre de Gabert », de Paul Fournel, P.O.L., 208 pages, 19,50 €
26/04/2023 – 1656 – W37

5 réponses à “Paul Fournel”

  1. Merci cher Jean-Claude, c’est si réconfortant de savoir qu’on est lu et vraiment lu!
    Cela me touche et cela touche ce cher gros Gabert.
    Une chose me trouble, c’est cette allusion à Maurice de Guérin, c’est plutôt au Raymond de « La peau dure » que je pensais.
    Amicalement,
    Paul

    • Cher Paul, Je vous remercie et suis désolé pour Raymond Guérin et son récit entrecroisé : emporté par mon élan et par mes souvenirs de lecture du Journal de Maurine et Eugénie, j’ai embarqué Gabert dans l’affaire. Quoi qu’il en soit, la fréquentation de GG fut pourmoi une gande souce de plaisir…
      Amicalement
      Jean-Claude