TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Sylvie Dubin


C’est une jeune maison, créée en 2011 et plutôt orientée vers la publication de nouvelles, qui fait paraître le livre sensible et émouvant de Sylvie Dubin. Née en 1960,celle-ci s’était déjà fait remarquer comme novelliste de talent, après un premier recueil, « Selon elles » paru en 2010 chez Siloé, suivi de deux autres volumes, « L’Empouse…et autres écarts » (2015) et « Vent de boulet » (2016), tous deux publiés chez Paul & Mike. « Le Bruit des hommes » est son premier roman. Il fait revivre une figure aujourd’hui quelque peu oubliée de l’art brut, l’abbé Adolphe Fouré (1839-1910) surnommé en son temps le « Facteur Cheval breton ». On lui doit en effet les rochers sculptés de Rothéneuf, plus de trois cents statues, depuis lors passablement  dégradées par l’érosion marine, sur des falaises proches de Saint-Malo

L’on comprend mieux l’intérêt de Sylvie Dubin pour ce personnage  fantasque à l’inspiration hétéroclite en observant sa propre dilection pour l’étrange et le fantastique, notamment dans les quatorze nouvelles de « L’Empouse », en référence au spectre de la mythologie grecque. Au côté du prêtre se tient ici sa servante Marie Lefranc, mentionnée sans davantage de détails dans les documents d’époque. Mais qui sous la plume de l’autrice acquiert une véritable épaisseur humaine et une stature romanesque, en quasi alter ego de l’ecclésiastique artiste. Une manière de cœur simple confronté à l’univers d’un personnage tourmenté, guère en odeur de sainteté auprès de sa hiérarchie, dont Sylvie Dubin restitue le parcours chaotique. Des affaires tragiques qui touchèrent de près sa famille ; sa mise à l’écart, vécue comme un bannissement, des fonctions ecclésiastiques. Le roman se nourrit en effet d’un rigoureux travail de documentation, sur  lequel viennent s’enter les imaginations de celle qui écrit. La découverte d’archives inédites agissant en l’espèce comme un puissant stimulant de l’écriture. Un récit particulièrement émouvant et captivant en résulte. Portrait double, d’un religieux artiste hanté par la question du mal, qui en même temps vit son catholicisme de façon très libre et personnelle, et d’une femme restée célibataire qui transpose sur l’abbé des émotions de plus en plus parlantes, sans pour autant perdre son sens profond des réalités. Elle était entrée à son service en 1901, à l’âge de cinquante ans, après un demi-siècle de discret labeur, de pertes et déceptions en tous genres. Entre les deux, sans jamais basculer au-delà des convenances, une histoire se noue, dont Sylvie Dubin suggère magnifiquement l’intensité tout autant que la retenue. Il faudra attendre l’approche de la mort de l’abbé pour que celle-ci se relâche, du moins dans la parole et de discrets petits gestes.

C’est non seulement la Bretagne, mais aussi la France de la Belle Epoque, avec ses lumières et ses ombres, que l’autrice reconstitue

Sur la falaise, assez vite devenue un haut lieu de curiosité touristique, Adolphe Fouré faisait surgir de la roche de curieuses figures, en lesquelles se donnaient à voir les cauchemars qui le hantaient (« Je ne suis doué que pour la laideur, je ne réussis que les monstres »). C’était à coup de burin et de ciseau que cette âme torturée quinze ans durant tenta de s’en libérer. Le véritable monument de l’art brut, que ce néophyte sans la moindre culture artistique faisait ainsi advenir, se présentait aux yeux de la servante au solide bon sens telle une restitution de tourments intimes qu’elle avait peu à peu appris à identifier : « Sur la falaise, il substituait à la torture morale une souffrance physique ; en suant sang et eau, le bourreau de soi-même fatiguait son corps dans l’espoir de soulager son âme. Il avait plié les échines de pierre à son cauchemar, dont les simulacres alignés constituaient désormais une géographie contrôlable. » C’est de tout cela que Sylvie Dupin saisit le sens, en décryptant la singularité de cette œuvre qui donna à la commune de Rothéneuf, jusque là tournée vers la mer, ses beautés et plus encore ses drames à répétition, une aura tout à fait inattendue. Certains jours à la belle saison, le tramway local ne désemplissait pas. L’abbé à la foi quelque peu hétérodoxe ne dédaignait pas alors s’inscrire dans les pas des marchands du temple en monnayant la visite de son œuvre sur les rochers. Pas forcément d’ailleurs pour une admiration sans borne. Un critique d’art tiendra ce travail pour « une scandaleuse horreur, plus laid que les fétiches congolais. » Au fil de ces pages, c’est non seulement la Bretagne, mais aussi la France de la Belle Epoque, avec ses lumières et ses ombres, que l’autrice en effet reconstitue.

Il ne fait pas de doute que la richesse d’écriture, la rigueur documentaire et la délicatesse mêlée d’ironie de ce roman, provoquent un plaisir de lecture qui tout du long ne se dément pas. Adolphe Fouré et Marie Lefranc, entre réalité et fiction, ne pouvaient espérer meilleur hommage.

« Le Bruit des hommes », de Sylvie Dubin, Paul & Mike éditions, 276 pages, 17 €
01/06/2023 – 1661 – W42

3 réponses à “Sylvie Dubin”

  1. Magnifique je vais le commander fan de Sylvie Dubin que j’ai eu l’honneur de connaître à Decize à notre salon litterhall
    Je l revue l’an dernier que du bonheur.

    • C’est effectivement un superbe roman, qui mériterait une large diffusion. Mais face aux mastodontes de l’édition…

  2. Merci pour ce bel article. Sylvie est une de mes grandes amies. Mille amitiés. François Thibaux.