TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Gil Ben Aych


Cette ambitieuse entreprise romanesque en quatre volumes restitue les années de formation d’un jeune Juif né en 1948 en Algérie, qui avec sa famille rejoignit la métropole en 1955. Le troisième volet de la saga à forte teneur autobiographique se présente comme un remarquable tableau de l’avant 1968 en même temps qu’il explore avec beaucoup de délicatesse l’intimité d’un adolescent du temps. Quelques grands bouleversements sociétaux alors se préparaient, sans qu’on en pressente vraiment l’amplitude. C’est tout cela que rassemble Gil Ben Aych dans un récit à la fois érudit, ironique et captivant. L’occasion peut-être de découvrir une terra incognita pour les plus jeunes générations. L’occasion d’un émouvant et stimulant retour pour les autres

Au centre se tient donc toujours Simon. Il est entré le 15 septembre 1965 en classe de seconde au lycée Langevin-Wallon de Champigny, un établissement « technique municipal » créé deux ans plus tôt, qui accueille les élèves de la voie générale, en attendant que sorte de terre leur propre lycée. La France des années 1960 est celle de l’accès élargi à l’enseignement secondaire pour les générations du baby-boom, bientôt suivi par une première massification de l’enseignement supérieur. Le récit de Gil Ben Aych couvre précisément la période 1965-1967. Pour Simon celle de quelques apprentissages décisifs. A commencer par la mort de son grand-père Salomon Choukroun, figure tutélaire à laquelle sont consacrées les vibrantes pages d’ouverture de ce troisième volume : « Simon vit d’abord Salomon très faible et ne pouvant plus parler. Puis il vit Salomon amaigri comme jamais. Puis il ne vit plus Salomon parce que l’approche de la mort avait transformé, heureusement transformé son grand-père en un autre. » Un long cortège avait accompagné le défunt jusqu’au carré juif du cimetière. Gil Ben Aych fait ici revivre la densité des solidarités et des liens multiples dans la ville de la banlieue rouge. Là aussi une époque resurgit, dont les traces aujourd’hui peu à peu s’effacent. Une manière de nostalgie d’un monde disparu pointe là-derrière.

Ces pages restituent de formidable façon la véhémence, la passion et la profondeur du débat intellectuel de l’époque

L’année 1965 avait été pour Simon celle des grands changements : après le décès du grand-père, l’entrée dans un nouvel environnement scolaire. En à peine quelques mois s’effectuait pour lui le passage de ce que Hugo von Hofmannsthal désigne comme la « préexistence » vers les temps plus complexes de la douleur et du savoir. La structure du roman en témoigne, avec ses quatre parties qui suggèrent un itinéraire d’accès à la maturité. D’abord « le lycée », puis « la maison », « les vacances » et « la classe terminale. » La vie lycéenne d’avant mai 1968 s’y donne à voir. A travers les cafés avec leurs babyfoots et leurs arrière-salles où l’on parlait politique. A travers les portraits de professeurs et d’élèves qui, d’une façon ou de l’autre, avaient marqué Simon, c’est ce monde d’hier que l’on voit resurgir. Gil Ben Aych, depuis de véritables petites études de caractère jusqu’à des présentations à visée plus caricaturales, excelle dans cet art de la saisie sur le vif. Ainsi de Monsieur Benzimra, qui enseignait la philo en terminale : « Il portait des costumes taillés dans un drap quelconque, généralement gris ou marron, sans recherche, des chemises quelconques, des cravates quelconques. En hiver il ajoutait un pull, qui lui allait comme un sac, visiblement tricoté-main… » Entre Simon et ce sartrien, qui se différenciait de son maître germanopratin en fumant des gitanes sans filtre plutôt que des boyards, s’était établie une sorte de connivence intellectuelle qui cessa lorsque l’élève afficha son marxisme. Il adhérerait bientôt au parti communiste. Pesons nos mots : ces pages restituent de formidable façon la véhémence, la passion et la profondeur du débat intellectuel de l’époque, jusque dans ses exagérations, ses ostracismes et ses terrorismes. L’on y voit passer Barthes, Lacan, Foucault, Lévi-Strauss et, plus encore, Althusser qui allait incarner pour Simon la bonne distance à prendre avec le parti. Ni magistère ni soumission. L’on voit aussi dans ces pages les dérives naissantes du structuralisme et de la théorie de la mort de l’auteur. Un vrai régal.

Parallèlement à ces temps de formation intellectuelle et politique, il y avait eu la liaison en forme de sinusoïde avec Peggy. Car la séduisante condisciple, citée à plusieurs reprises depuis le début du livre, en guise de préparation à une entrée théâtrale, pendant tout ce temps, tantôt très proche tantôt lointaine, allait accompagner Simon et s’engager avec lui dans une relation timide et chaste, limitée à d’ardents attouchements. L’époque n’était pas au sexe décomplexé. Ce fut la découverte du sentiment amoureux parallèlement à celle des jouissances de la pensée. Là encore Gil Ben Aych propose des pages superbes d’intensité et de retenue, véritable calque de ce qui ébranlait l’adolescent. Mai 1968 était tout simplement en gestation.

« La Découverte de l’amour et du passé simple III, Simon et Peggy », Editions du Canoë, 288 pages, 18 €

2 réponses à “Gil Ben Aych”

    • Votre livre m’a particulièrement touché. Merci de cette captivante plongée dans les années 1965-1967. J’y ai tout retrouvé de ce temps de formation.