TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Serge Filippini


On se rappelle entre autres « L’Homme incendié » (Phébus, 2000), autobiographie fictive de Giordano Bruno, « Rimbaldo » (La Table Ronde, 2014), invention littéraire à partir d’une photo d’Arthur Rimbaud à Aden, ou encore « J’aimerai André Breton » (Phébus, 2018), dans lequel l’auteur de « Nadja » recevait dans sa maison d’été de Saint-Cirq Lapopie une jeune femme en passe d’effectuer une conversion mystique. Trois textes remarquables, qui constituaient de véritables  illustrations du « mentir-vrai », la fiction y agissant à la façon d’une réalité augmentée. Avec « Monastère », l’écrivain poursuivant dans cette féconde voie, se transporte maintenant en plein Moyen Âge, au Xème siècle, vers « le point le plus occidental sur la carte de l’Europe », l’île de Skellig au large de l’Irlande

C’est en effet en ce lieu inhospitalier que le jeune moine Oceano, membre du chapitre de l’évêché de Paris, a dû se retirer après avoir accidentellement occis un personnage qui avait dénoncé certaines de ses pratiques peu en accord avec sa position ecclésiastique. Fils d’un père calabrais, truand notoire qui rackettait les commerçants du quartier Saint-Gervais et avait fini non loin de là, livré au bourreau en place de Grève, Oceano avait le sang chaud. Tandis que du côté maternel il tenait l’amour des livres et le respect de la chose écrite, qui fournissait à sa génitrice sa subsistance : dans un atelier, elle fabriquait des parchemins « qui partaient pour le chapitre ou pour la synagogue voisine. » De cette ascendance contrastée Oceano tirait sa singularité. Dans des pages d’ouverture à l’écriture superbement évocatrice, Serge Filippini restitue cet étonnant pedigree, en même temps qu’il laisse déjà entrevoir le réseau de références sur lesquelles s’ente sa fiction. A commencer par le nom du moine irlandais qui dans l’atelier faisait office de coupeur, Shem, en évidente proximité avec « Hashem », qui dans le judaïsme signifie le Nom qu’on ne peut prononcer, celui de l’Eternel. Après le meurtre Shem, en quelque sorte ici la voix de Dieu, avait donc conseillé à Oceano de prendre le chemin de l’exil pour aller faire revivre un monastère sur une île  drossée par les vents, battue par les flots de la mer d’Irlande et jalousement peuplée de macareux et autres fous de Bassan, Skelig Mhichil (Saint-Michel).

A la confluence du roman d’éducation et du roman épique

« Monastère » se présente en l’espèce comme le roman d’une double aventure, humaine et spirituelle. Sur le rocher hostile au milieu de l’océan, où survivre est déjà un combat de tous les instants, règne désormais John Prince, un moine devenu mécréant, véritable incarnation du mal au milieu de ses frères défroqués, qui professe que Dieu n’existe pas. Tandis qu’alentour rôdent les Vikings, à l’affût de possibles pillages. Le contexte est à la mise à l’épreuve pour Oceano. D’autant plus que sur Skelig vit une redoutable tentatrice, la moniale Arden : cette précurseure de la modernité  ne milite-t-elle pas pour la cohabitation hommes-femmes dans les monastères ? Pour Oceano rien de moins qu’un triple défi à relever. Serge Filippini, à la confluence du roman d’éducation et du roman épique construit un texte aux rebondissements multiples, fondé sur l’alternance entre le récit des aventures d’Oceano et la restitution de chroniques et témoignages des temps anciens qui viennent éclairer l’action en cours. Une incontestable réussite narrative. En guise d’expiation de son crime, il appartiendra à Oceano de non seulement surmonter les épreuves mais d’opposer son humanité à la cruauté du monde. Des pages superbes le montrent au chevet d’Arden, alors que celle-ci au bout de son aventure terrestre s’apprête à rejoindre Jay (Jésus). Pour lui s’opère enfin le dépassement du conflit entre l’amour pour un autre être et la foi en dieu.  

On l’aura compris, ce « Monastère » dressé sur un fond médiéval se présente comme un livre résolument moderne. Si certains ont pu le comparer au « Nom de la rose » d’Umberto Eco (Grasset, 1982), qui se déroule quatre siècles plus tard, en 1327, et se déploie telle une fresque du Moyen Âge finissant, l’intrigue tient toute entière dans les bouleversants débattements d’une âme, dans l’électricité contrariée de corps qui s’attirent, dans la permanence du désir d’élévation. Comme dans le refus d’un ordre moral et d’une quelconque domination. Des thèmes assurément d’aujourd’hui, orchestrés par l’écriture, une nouvelle fois de haute tenue, de Serge Filippini.

« Monastère », de Serge Filippini, Editions Phébus, 288 pages, 21,50 €
06/07/2023 – 1664 – W45

Une réponse à “Serge Filippini”

  1. Quelle belle critique si fluide et agréable à lire… Et évidemment donné grande envie de découvrir cet ouvrage sensible