TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Jean-Marie Rouart


Il y avait eu en 2000 « Une Jeunesse à l’ombre de la lumière », puis l’année suivante  « Une famille dans l’impressionnisme », deux livres qui restituaient de captivante et d’émouvante façon une ascendance très intimement liée aux grands mouvements artistiques de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Car l’académicien français s’inscrit dans un prestigieux héritage, qui s’élargit jusqu’à Paul Valéry. Le volume paru en mai dernier, à l’occasion de l’exposition « Augustin Rouart, Portraits d’enfants », en porte largement témoignage 

Ce qui frappe d’entrée de jeu, reproduite sur les pages de garde du début et de la fin, c’est la double immersion de l’auteur dans la peinture et la littérature. Non pas comme quelque décor voulant signifier sa relation forte avec l’art et la création, mais comme l’illustration du vivier dans lequel s’est formée sa relation au beau. Deux photos de son appartement parisien, dans une pièce une table de travail devant un mur couvert de tableaux, dans une autre pièce un incroyable amoncellement de livres, se présentent en l’espèce tels l’alpha et l’oméga de son propre itinéraire. Avoir chaque jour devant les yeux quantité de toiles portant la signature de son père n’est assurément pas donné à tout le monde. Pas davantage qu’une fréquentation précoce et intensive des grands chefs-d’œuvre de la littérature. Un beau sujet à traiter, sur le poids respectif de l’acquis et de l’inné. Comme, en ce temps de déferlement « #MeToo », sur le rôle non négligeable de la transmission paternelle. Car c’est bien à Augustin Rouart (1907-1997) que Jean-Marie, fils puîné de ses trois enfants, consacre son élégant livre en forme d’hommage. Pas moins de 95 illustrations, depuis les délicats portraits du fils dans sa prime jeunesse, jusqu’aux natures mortes et paysages divers réalisés sur le motif, parmi lesquels un « Coucher de soleil sur la mer » de 1955 porte clairement l’ADN d’un impressionnisme revisité par une sensibilité moderne.

Une scène fondatrice

Venant s’intercaler dans cette riche iconographie, cinq textes superbes de Jean-Marie Rouart explorent la lente évolution des rapports père-fils. Tandis qu’à la toute fin une page du grand critique d’art Waldemar George (1893-1970) définit l’originalité d’Augustin Rouart dans son temps : « Il ne cherche pas à plaire. Il cherche moins encore à faire valoir sa personnalité. Il veut être objectif. Il a conquis ainsi le titre enviable entre tous d’interprète de la réalité. » Ce qui prend sens dans son époque de non-figuratif et d’abstraction. Mais il faut commencer par le commencement, « L’éveil dans la peinture », chapitre d’ouverture du livre, avec son paradoxal incipit « Je suis né brutalement dans la féerie. » Souvenir des nuits pendant lesquelles le père éclairait le fils endormi pour le portraiturer : « Ce tortionnaire qui braquait sur moi une lampe de poche, sans égard pour mon sommeil, c’était un peintre, et de plus c’était mon père. » Cela se passait pendant la guerre. Jean-Marie Rouart revient sur cette scène fondatrice, pour lui une perturbation singulière dans le grand bouleversement général. Dans ces pages, c’est aussi la position en quelque sorte marginale des Rouart, qu’il donne à voir. Dépositaires d’une grande tradition, bénéficiaires d’une part non négligeable d’un conséquent héritage, mais affrontés à un quotidien précaire. Certainement pas la déchéance, mais une situation peu en rapport avec le prestigieux passé familial, pas si lointain que ça.

« Une pathétique inadaptation au monde réel »

L’on découvre au fil de ces textes l’itinéraire d’un père dont la peinture fut l’unique vocation. Mais tandis que ses œuvres suggéraient une inscription dans le côté lumineux de l’existence, il en allait en fait tout autrement : « …ce bonheur qui émane des toiles de mon père, de toute son œuvre, comme l’homme lui-même, le père réel, en était éloigné ! » Entre 1950 et 1954 il traversa même une véritable crise d’inspiration et sombra alors dans la dépression. Au fond de tout cela, écrit aujourd’hui le fils, « une pathétique inadaptation au monde réel. » Puis il reprit pinceaux et palette, sans discontinuer, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.  Avec le recul, l’écrivain distingue quatre pères successifs en Augustin Rouart, depuis le peintre ébloui, mais sans ambition de ses nuits enfantines, en passant par l’homme raidi dans ses principes catholiques de droite, détesté de son fils, puis par l’artiste accédant enfin à la lumière, en 1987, lors d’une exposition à l’organisation de laquelle son fils, ayant lui-même depuis un certain temps accédé à la reconnaissance, ne fut pas étranger. Jusqu’à ce dernier père sublimé par le souvenir : « L’artiste seul subsiste, lumineux, dégagé de sa gangue d’homme réel. Je vis au milieu de ses œuvres. Elles me parlent. Elles me semblent totalement détachées de l’homme qui les a peintes. » Façon pudique de dire sa dette. De signaler combien sa propre œuvre littéraire s’est construite dans cette ombre portée. A la page 83, un « Autoportrait aux lunettes », peint vers 1980, illustre le regard qu’Augustin Rouart portait sur lui-même. Au bout du compte étonnamment proche du portrait que brosse ici son fils. Modestie et raideur, sensibilité et retenue, jusqu’au poids trop lourd d’une grande ascendance s’y donnent en même temps à voir. Un véritable portrait moral déposé sur la toile. Une nouvelle fois l’œuvre disant plus que son auteur.

« Entre père et fils », de Jean-Marie Rouart, Gallimard, 112 pages (avec 95 illustrations), 26 €
13/07/2023 – 1665 – W46

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