TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Jean Rouaud


Le lundi 19 novembre 1990 l’Académie Goncourt attribuait son prix annuel à un auteur inconnu, pour un roman au titre qui intriguait, « Les Champs d’honneur. » Le nouveau venu s’appelait Jean Rouaud. De lui on savait seulement qu’il tenait un kiosque à journaux dans le 19ème arrondissement de Paris

Mais l’histoire avait commencé un peu plus tôt, même si le néophyte de trente-sept ans n’était apparu que sur la liste ultime des sélectionnés, la fameuse « short liste. » Sa « Comédie d’automne » nous propose aujourd’hui un passionnant retour sur ces semaines qui virent le plus prestigieux jury littéraire de France opérer une spectaculaire volte-face. Elle nous offre accessoirement un édifiant aperçu de la cuisine éditoriale. Et surtout nous ouvre la porte de l’atelier dans lequel fut élaboré ce livre qui revenait de si singulière façon, y compris par le rire jaune, sur la Grande guerre, ses massacres et le cheminement au fil du temps de ses ondes dévastatrices. Ce vingt-deuxième livre de Jean Rouaud vient en effet clore le  cycle en six volume de « La Vie poétique », entamé en 2011 avec « Comment gagner sa vie honnêtement. » L’écrivain y restitue non sans ironie son parcours dans cette seconde moitié du XXème siècle, qui vit les territoires traditionnels de la littérature se rapetisser au profit des sciences humaines, et l’auteur être déclaré mort au bénéfice du texte et de sa productivité interne, « le structuralisme ayant fait tomber un couperet entre l’auteur et son œuvre. » Lui-même en passa par là, dans de premières tentatives d’écriture qui devaient grandement à cet air du temps. Alors qu’il avait sous les yeux une matière aux potentialités autrement conséquentes : un demi-siècle d’histoire d’une famille de la Loire inférieure, nommée plus tard Loire atlantique, déjà le  politiquement correct, qui dans sa banalité contenait toutes les autres histoires. Il s’agissait de sa propre famille de petits commerçants dans le bourg de Campbon.

En épigraphe à « Comédie d’automne » Jean Rouaud a placé une citation de Chateaubriand, l’une de ses grandes références : « A la joie que j’ai toujours éprouvée en sortant d’un château, il est évident que je n’étais pas fait pour y entrer. » D’emblée la tonalité du livre et sa portée sont  données. L’inconnu de l’automne 1990 entré par surprise dans le monde littéraire n’en fera jamais vraiment partie, du moins dans ses complicités et connivences, ses réflexes de caste et la morgue qu’il ne dédaigne pas d’afficher. Pour le microcosme et ses porte-paroles il fut longtemps cette figure exotique de kiosquier évoquant la vie de sa province avec des accents passéistes. N’alla-t-on pas chez certains jusqu’à soupçonner là-derrière des relents d’idéologie pétainiste ? De cela on ne peut certainement pas accuser celui que Jean Rouaud désigne comme « l’Editeur », Jérôme Lindon, dont il dresse un portrait en même temps respectueux et lucide. N’oubliant évidemment pas que, pour les directeur des éditions de Minuit, en cette rentrée de septembre 1990, « Les Champs d’honneur », dont il avait dans les années précédentes imposé une totale réécriture à Jean Rouaud (une « somme de montages, de charcutages », sans compter le narrateur à la première personne du pluriel), ne représentaient qu’un « second choix » dans la pourtant maigre production automnale de sa maison. Il avait annoncé à son nouvel auteur tabler sur quelques petites centaines de ventes. Soit tout de même autant que Claude Simon avant son prix Nobel. Bref, chez Minuit on postulait à une seule distinction, celle de la rareté et de l’excellence. La maison n’avait évidemment pas jugé utile de faire parvenir au  Goncourt (« la plus formidable rotative inventée par le monde de l’édition »), ce livre un peu compliqué d’un débutant : Jérôme Lindon lui-même n’avait-il pas peiné à reconstituer l’arbre généalogique de ces provinciaux, dont les éléments se trouvaient disséminés un peu partout dans le livre ?

C’était ignorer un mouvement qui avait pris naissance au début du mois de juillet, lorsque Claude Prévost, le titulaire du feuilleton littéraire de « L’Humanité », avait signalé à André Stil, ancien du quotidien communiste, écrivain et lui-même juré Goncourt, la formidable nouveauté d’éclairage et l’originalité d’écriture de ces 156 pages. Une appréciation confirmée par un libraire de Perpignan ami de l’un et de l’autre. Quand plus tard il était devenu clair que Philippe Labro, le grandissime favori publié chez Gallimard, en prenant partout la pose du lauréat futur renvoyait au jury une image désastreuse de son indépendance, Hervé Bazin, le président de l’Académie, s’était opportunément souvenu, pour sauver la face, du livre cité par André Stil quelques semaines auparavant. La mécanique était lancée. Jean Rouaud donne à lire le récit détaillé, d’une ironie souriante mais mordante, de ces journées qui, si elles n’ébranlèrent pas le monde, mirent sens dessus dessous le microcosme. Un régal de lecture.

Tandis que l’on s’agitait dans le salon Goncourt de Drouant, la vraie vie continuait rue de Flandres, certes un peu  troublée par l’émergence subite du kiosquier sur le devant de la scène. Du côté de la famille, et plus particulièrement de la mère, dont « Les champs d’honneur » racontaient le parcours digne et discret, l’accueil fut à la hauteur de cette posture de repli. La gloire littéraire ne comptait pas parmi les valeurs de celle-ci. Le fils relate avec infiniment de tact cette retenue teintée de tendresse. En 1998, quelque temps après sa disparition (il m’était impossible d’écrire sous son regard »), il faisait paraître « Pour vos cadeaux », en  manière d’hommage à celle « qui traversait trois livres sur ses petits talons, ne laissant dans son sillage qu’un parfum de dame en noir. » Aujourd’hui Jean Rouaud redit de superbe façon sa dette à « l’humble trésor » familial, dont il se fit en quelque sorte le pillard. Ce qui reste, une fois achevée la comédie d’automne.

« Comédie d’automne », de Jean Rouaud, Grasset, 288 pages, 20,90 €
12/10/2023 -1674 – W55

Une réponse à “Jean Rouaud”

  1. Pas encore lu et ce sera un bonheur de lecture. Jean Rouaud dont la toute première suite romanesque commencée avec « Les champs d’honneur » et close (clôturée ?) avec « Sur la terre comme au ciel » est inscrite en moi, au plus profond. Immense écrivain, qui vient d’écrire la préface des Oeuvres poétiques complètes de René Guy Cadou. Jean Rouaud avait écrit « Cadou Loire Intérieure » publié en 99 chez joca seria. Il est des écrivains qui font partie de notre vie, de notre manière de respirer, Rouaud est de ceux-là.