TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Bernard Stora


Il y a des débuts précoces et d’autres plus tardifs. Le roman de Bernard Stora s’inscrit sans conteste dans cette seconde catégorie. L’octogénaire né à Marseille n’est certes pas un inconnu, c’est le moins qu’on puisse dire, mais il n’avait jusqu’à présent pas tenté l’aventure de l’écriture romanesque. « Le Bada » se présente donc comme un coup d’essai : c’est aussi un coup de maître

Depuis 1978 le primo romancier de cet automne 2023 n’a cessé de s’illustrer, comme scénariste et comme réalisateur, au théâtre, au cinéma et à la télévision. Au total plus d’une cinquantaine de productions souvent haut de gamme à son actif. Il ne fait guère de doute que l’expérience accumulée n’est pas pour rien dans l’écriture admirablement maîtrisée de ces quatre centaines de pages sans la moindre chute de tension dramatique. A pas mal d’écrivains, jeunes ou déjà aguerris, on pourrait souhaiter un tel souffle et autant de ressources imaginatives. Car ce qui se joue en ce 18 octobre 1943 sur les hauteurs de Nice relève certes du plus pur romanesque. Mais plus encore de la tragédie historique. Avec en première ligne le personnage de Jean Costa, un jeune et prometteur couturier juif dont la vie s’apprête à basculer. Le 8 septembre précédent les Allemands ont en effet succédé aux Italiens, qui occupaient Nice depuis novembre 1942. Quelques mois plus tôt, le 20 janvier 1942 à Wannsee, les dirigeants nazis avaient décrété la mise en œuvre de la « solution finale de la question juive », autrement dit  le lancement de leur politique d’extermination à grande échelle des Juifs raflés dans toute l’Europe. A Nice l’automne 1943 marque ainsi l’intensification des persécutions à l’encontre des Juifs venus de tous horizons s’y réfugier. « Le Bada » s’inscrit dans ce contexte aggravé.

Pour Jean Costa impossible de conserver la boutique de mode qu’il avait fait prospérer depuis 1939, après avoir commencé à Paris comme coursier chez Jean Patou. Son concurrent local, un certain Gilbert Malassis, industriel du vêtement acoquiné avec Vichy, est disposé à la racheter pour une bouchée de pain, moyennant tout de même le versement d’un dessous de table, pour les Méridionaux un « bada », relativement conséquent. Ensuite Jean pourra rejoindre sa famille, partie se cacher en Dordogne à l’arrivée des Allemands. Ce 18 octobre il va toucher son argent, son acheteur est en chemin pour le lui apporter. L’attente est longue à Bendejun, une localité isolée de l’arrière-pays niçois. Au fil de la journée Jean Costa se remémore la succession d’événements qui l’ont conduit à espérer son salut d’un vichyste notoire. Tout cela remonte loin dans le temps. Dans les années 1890. En Pologne et en Algérie. Les foyers des deux branches de la famille : Jean a des origines mêlées, ashkénazes et séfarades. Les Costa avaient dû quitter l’Algérie pour échapper à l’antisémitisme virulent qui y sévissait au début du XXème siècle. Des pages terribles en font le récit. Ils s’étaient installés à Marseille dans l’entre-deux-guerres. Un itinéraire qui rappelle celui de la propre famille de l’auteur. Plus tard il y avait eu la découverte par Jean de son homosexualité, son histoire avec Aldo, fils d’émigrés de l’Italie du Sud. Obligés par la misère de quitter leur terre d’origine. Finalement comme les siens contraints à l’exil. Des pages superbes restituent ces parcours dont le terme commun fut la région niçoise. Aujourd’hui c’est à Bendejun, non loin de la maison de Gina et Anselmo Borzone, les parents d’Aldo, que Jean attend l’argent salvateur. Bernard Stora trame ici une intrigue serrée, qui excède la dimension de saga familiale, évidemment présente dans ces destins mêlés, pour s’élever à la hauteur d’une métaphore d’un temps de misère, d’opprobre et d’exil. Avant la barbarie.

Jean Costa allait bientôt rencontrer celle-ci de très près. Dès après cette journée du 18 octobre. Face au collabo Malassis il s’était montré un peu trop naïf. Trop confiant dans la nature humaine ? Son parcours personnel allait bientôt rejoindre celui de millions d’autres. Là encore Bernard Stora restitue avec une admirable sensibilité la traversée des ténèbres du jeune créateur surdoué et lumineux des années niçoises. Dans ce premier roman, l’écrivain brasse et organise une matière considérable, elle-même nourrie par une impressionnante culture historique. L’étoffe première de ce grand récit tragique.

« Le Bada », de Bernard Stora, Denoël, 400 pages, 21 €
19/10/2023 -1675- W56

2 réponses à “Bernard Stora”

  1. Super ! Il est dans la présélection du festival du premier roman de Chambéry pour sa 37 e édition !

    • C’est peut-être le meilleur des premiers romans de la rentrée. Ravi qu’à Chambéry on l’ait remarqué ! Vos sélections sont toujours pertinentes.