TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Lyonel Trouillot


L’écrivain né en 1956 en Haïti nous livre aujourd’hui son quatorzième roman, sans conteste l’un des plus importants. S’il a commencé de publier en 1989, c’est en 2000 avec « Thérèse en mille morceaux » (Actes Sud), qu’il s’est vraiment fait connaître d’un large public, se hissant depuis lors au tout premier rang de la fertile littérature haïtienne

Son texte, baroque, révolté et lyrique, échappe à toutes les classifications. Roman, poème en prose, conte, récit mythologique : il y a de tout cela dans ce volume qui s’exempte de la rigueur chronologique et mêle les époques sans autre souci que la logique d’une narration elle-même passablement chahutée. C’est que la voix narrative n’a pas d’identité figée, circulant d’un personnage de femme à un autre à travers un siècle d’histoire sur une colline de Port-au-Prince. Et laissant à l’occasion entendre la voix de l’écrivain qui s’approprie cette bouleversante matière. Parce qu’en ce lieu hautement symbolique des convulsions qui n’ont cessé de secouer le pays « il y a autant d’histoires qu’il y a de mémoires. » Ce qui fut d’abord un tranquille terrain de rencontre pour les amoureux, au milieu d’une nature sauvage et protectrice, devint en effet peu à peu, consécutivement aux menées d’un notaire peu scrupuleux, un objet de spéculation immobilière attirant une population composite, depuis des nouveaux riches  jusqu’aux tortionnaires du régime duvaliériste. Puis, faute d’un plan rigoureux d’occupation des sols, sous la poussée égoïste de cette nouvelle classe occupante, un exemple d’anarchie architecturale et urbanistique. La chute était amorcée, la transformation de la colline en quartier interlope en marche : « Avant il y avait les oiseaux. Puis vinrent le sang, la violence, l’ennui, l’avidité des uns et la rancune des autres. Le simulacre et la décrépitude. La peur aussi »,  On reconnaît là, à l’échelle haïtienne, la manifestation d’un  phénomène mondial de paupérisation dont Lyonel Trouillot restitue dans sa prose évocatrice les différentes étapes. L’écrivain n’a cessé, tout au long de son œuvre, de porter un  regard d’une pénétrante acuité sur des bouleversements sociaux partout à l’œuvre, mais aux modalités plus brutales en Haïti.

C’est une femme aux visages multiples qui dresse ce constat accusateur, on la surnomme La Veilleuse du Calvaire. Une manière de figure intemporelle incarnant l’âme éternelle de la colline. En fait, écrit le romancier, la réification d’un « devoir de mémoire qui a choisi un corps de femme pour qu’il n’y ait dans le récit ni mensonge ni omission. » A sa façon lucide et enflammée celle-ci tient deux récits. Le premier, qui est aussi le plus long, raconte la succession des turpitudes qui n’ont cessé de s’abattre sur son île, depuis la colonisation française et la brève abolition de l’esclavage par la Révolution, en 1793, puis son rétablissement par Bonaparte en 1802,  en passant par l’occupation américaine en 1915, jusqu’à la dictature sanguinaire, durant trois décennies, de la famille Duvalier et ses tontons macoutes, de 1957 à 1986. Suivant le fil méandreux de sa mémoire, avec ses retours en arrière et ses soudaines avancées dans le temps, la conteuse restitue, dans « la joie de raconter et la rage de dire », cette histoire continûment dramatique en s’attachant à des figures anonymes, des femmes pour l’essentiel, qui la traversèrent. En filigrane, elle laisse aussi transparaître quelque chose chez elles, qui s’apparente à une puissance, une capacité de résistance, face à toutes les oppressions, à commencer par celles du patriarcat. Son second récit, dans des chapitres en italiques intercalés tout du long, reprend tout cela dans la perspective de l’épopée, ou du mythe. L’écriture, majestueuse, y est celle des grands chroniqueurs des temps anciens. Lyonel Trouillot, par l’ampleur de son propos,  s’inscrit ici dans la lignée des plus grands écrivains de son île, Jacques Roumain et Jacques Stephen Alexis, plus près de nous René Depestre et Dany Laferrière.

On peut sans peine imaginer que sa « Veilleuse du Calvaire », par la multitude de ses références et les ressources d’écriture qu’elle mobilise, suscitera de nombreuses recensions et études. Il en va ainsi des textes dont plusieurs lectures ne parviennent pas à épuiser le sens. C’est tout dire.

« Veilleuse du Calvaire », de Lyonel Trouillot, Actes Sud, 176 pages, 19,90 €
26/10/2023 – 1676 – W57

2 réponses à “Lyonel Trouillot”

  1. Merci de nous donner à lire ce phénomène mondial – cette turpitude …
    et cette résistance plus que salutaire 💫