TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Cécile A. HOLDBAN


Il y a d’abord la beauté de ce titre, « Premières à éclairer la nuit« , par une autrice engagée sur les terrains connexes de la poésie, de la peinture et de la traduction. Dans un livre récent, « Toutes ces choses qui font craquer la nuit » (Editions Exopotamie, 2023), dans lequel elle instaurait un dialogue entre textes et peintures, il était semblablement question d’un affrontement avec les ténèbres pour les forcer à reculer

Ces premières, ce sont quinze femmes, figures marquantes  de la poésie du XXème siècle, qui s’adressent à une personne proche d’elles, enfant, parent, amant(e), époux, consœur,  confrère. A chacun(e) elles écrivent une lettre très personnelle d’égale longueur, autour d’une dizaine de pages, que Cécile A. Holdban fait précéder d’une première page avec au recto leur nom, une brève citation en guise de titre et la reproduction en italiques de quelques vers de leur œuvre, tandis que leur photo, souvent en plan rapproché, occupe le verso. Pour être complet, il faudrait ajouter que  chaque lettre comporte de nombreuses citations de leurs poèmes, ce qui témoigne autant du sérieux de l’entreprise que de son originalité : l’autrice du livre se met clairement au service de ces créatrices des quatre coins du monde, que les circonstances ont rendues inégalement célèbres, mais dont la totalité des textes signalent une forte inscription dans l’Histoire. Celle qui ouvre le volume est la Finlandaise Edith Södergran née à Saint-Pétersbourg en 1892 et qui écrivait en suédois. Elle fait figure d’aînée de la petite consoeurie réunie par Cécile A. Holdban. Elle est aussi  celle qui apparaît peut-être le plus obsédée par la mort. A l’autre bout du volume se tient l’Américaine Anne Sexton, née dans le Massachusetts en 1928 et qui est sans doute allée le plus loin dans les profondeurs de l’intime féminin. Entre elles deux se présentent des figures majeures telles Marina Tsvetaïeva, Ingeborg Bachmann, Nelly Sachs, Anna Akhmatova, Sylvia Plath, Gabriela Mistral ou Antonia Pozzi. Et d’autres moins connues, du moins en Europe, comme la Sud-africaine Ingrid Jonker, l’Iranienne   Forough Farrokhzad, ou encore l’Argentine Alejandra Pizarnik. A qui il faudrait ajouter Gertrud Kolmar, Janet Frame et Karin Boye. Ici réunies, toutes se racontent et racontent le XXème siècle, certes sous une extraordinaire diversité d’angles mais en partageant la même singularité d’un regard féminin.

Le livre fait admirablement ressortir cette manière de double déterminisme

Pour cela Cécile A. Holdban dans ces lettres a moins choisi la restitution littérale d’une parole, à laquelle elle eût été forcément infidèle, qu’une neutralité stylistique qui donne à son superbe livre son unité et sa puissance émotive. Elle y emploie le ton naturel de la conversation avec un proche, glissant tout du long des citations tirées de l’œuvre de ses  épistolières. Comme  autant d’amorces de dialogue.  Dans sept cas sur quinze, leurs vies se sont achevées par un suicide. Pour beaucoup, il y eut les passages par les hôpitaux psychiatriques. Elles eurent en effet à connaître la terreur stalinienne, le nazisme et la Shoah, l’apartheid… Et continûment, non pas en arrière-plan mais en élément déterminant de leur existence, leur situation de femme. Le livre fait admirablement ressortir cette manière de double déterminisme. Ce que résume dans un fulgurant quatrain cité par Cécile A. Holdban, la Suédoise Karin Boye, s’adressant à son amante juive allemande Margot Hanel, qui en 1941 se suicida un mois après elle :

« Et tant que tu n’as pas atteint cela / cela : mourir et devenir, / tu erres en pur étranger / dans une vie crépusculaire »

« Meurs et deviens » (« Stirb und werde ») en écho au poème de Goethe sur la nécessaire métamorphose de l’être. 

Dans une préface qui éclaire très précisément son projet,  l’autrice se présente elle-même dans le sillage de ces femmes : « C’est parce que ces poétesses ont été traversées par cette Histoire -dont j’ai hérité une part par mes grands-parents- que leur œuvre résonne en moi. » Sa propre grand-mère fut une ressortissante de la double  monarchie austro-hongroise, un monde disparu. Entre elle et les quinze dont les voix se sont mises à parler en elle, s’est ainsi instaurée une proximité. Son livre en résulte, donnant consistance à la conversation qu’elle ne cesse d’entretenir avec celles que l’on pourrait considérer comme de grands modèles. Admirable et bouleversant.

« Premières à éclairer la nuit », de Cécile A. Holdban, Arléa, 240 pages, 21€
21/03/2024 – 1695 – W76                                                                             

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