TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Eric LAURRENT


« A l’œuvre », le dernier roman d’Eric Laurrent, procure un intense plaisir de lecture. Parce qu’il y est question de littérature en train de s’écrire. Parce qu’en son centre se tient un  personnage d’écrivain incroyablement vivant. Parce que celui qui aujourd’hui écrit fait lui-même preuve d’une belle inventivité. Parce qu’enfin l’on voit littéralement resurgir des pages du roman de 2024 l’un des chefs d’œuvre de la littérature française paru 168 ans plus tôt, en 1856

Cet écrivain et ce chef d’œuvre, ce sont Gustave Flaubert et sa « Madame Bovary », dont Eric Laurrent réussit l’incroyable tour de force de restituer l’engendrement tout en produisant une totale impression de nouveauté. S’il n’est évidemment pas le premier à se confronter à ce qui constitue un véritable monument, il est à coup sûr celui dont le texte maitrise le plus souverainement la délicate articulation entre récit biographique, histoire littéraire et inventivité romanesque. Jamais au long de ses 400 pages l’intérêt ne faiblit, l’attention ne se relâche. Et c’est à regret qu’on doit quitter cette œuvre, qui en restitue une autre sans pour autant se dissoudre dans son ombre portée. Quand le premier chapitre de « Madame Bovary » est paradoxalement consacré à l’autre personnage du roman, Charles, le mari (« Nous étions à l’Etude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois… »), dont Antoine Billot en 1991 dans « Monsieur Bovary » (Gallimard) donnait droit au point de vue, prolongeant en quelque sorte l’élan narratif initial de Flaubert, le chapitre d’ouverture d’ « A l’œuvre » s’attache pour sa part à la description d’un lieu, la maison et le jardin de Croisset en bordure de Seine, où se tiennent l’écrivain, son frère Achille et leur mère, alors qu’au portillon sonne une certaine Louise. En ce 26 juin 1851 Flaubert est entré depuis six mois dans sa trentième année. Il revient tout juste d’un voyage de deux ans en Orient, après l’échec de « La Tentation se Saint-Antoine » en 1849. Eric Laurrent entame semblablement par un biais son récit tenu par un narrateur pareillement omniscient, avant que ne commence l’action principale. Charles à l’Etude, Gustave dans le jardin de Croisset, aucun des deux n’a encore rencontré Emma.

Eric Laurrent restitue, avec une stupéfiante maestria, un long et épuisant processus d’écriture

Quelques semaines plus tard, en septembre 1851, sur les conseils de Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, Flaubert choisit un fait divers comme sujet d’un livre qu’il veut radicalement différent. Dans son département de la Seine-Inférieure, le récent suicide d’un couple a fait grand bruit. L’écrivain tient sa matière. Il lui faudra cinq ans pour mener à bien son entreprise. Cette demi-décennie, Eric Laurrent en invente le récit, mettant en scène un Flaubert gourmand de la vie et faisant naître de sa plume une Emma Bovary guère moins désireuse d’en goûter toutes les saveurs : « Madame Bovary, c’est moi. » Mais surtout restituant, avec une stupéfiante maestria, un long et épuisant processus d’écriture. Dans une optique résolument moderne, qui s’attache moins à la psychologie qu’à ses effets visibles sur le comportement. D’où les multiples scènes où l’on voit Flaubert en action. Dans son bureau évidemment, mais aussi sa chambre, les salons littéraires tel celui de la demi-mondaine Apollonie Sabatier, le jardin de Croisset, les rues du Paris de Louis-Philippe. Et quand on ne le voit pas, on le devine, par exemple quand il monte en galante compagnie  dans un certains fiacre. L’épisode est ici réinventé par Eric Laurrent, qui évoque un grand plan de Rouen déployé sur le sol dans le bureau parisien de l’écrivain, avec le tracé d’un parcours bien connu : « à l’encre noire, ont été tracés des sortes d’itinéraires, dont le point de départ semble être la cathédrale : l’un fait le tour de la ville, un autre forme une boucle dans la campagne environnante, un autre encore se perd dans les faubourgs… » Tout cela venu en droite ligne de « Madame Bovary » et de sa scène fameuse. C’est ici la littérature qui crée du réel.

Et puis il y a cette phrase, recelant en elle-même sa propre énergie

Et puis il y a cette langue et ce style qu’Eric Laurrent s’ingénie à restituer à sa façon. Non pas en les imitant, mais en s’essayant à en faire renaître l’esprit. Ces descriptions exhaustives, dont on sait qu’elles renvoient au-delà d’elles-mêmes. Ce souci de la précision et de la rareté lexicale, puisqu’il s’agit de ne pas perdre une seule miette de réalité. Des noms : biscaïen, flexuosité, tragus, scotie, canezou, électuaire, caloquet, tondo… Des qualificatifs : flave, effulgent, nitescent… Et par-dessus tout cette phrase qui avance à la façon des rouleaux, par vagues successives emportant tout sur leur passage. Comme eux, recelant en elle-même sa propre énergie : la grande ambition de Flaubert. L’écrivain fait ainsi resurgir un monde, un temps, une œuvre. Gautier, Baudelaire, Musset, Leconte de Liste, Lamartine, Jules Janin traversent tour à tour ses pages. Et continûment Louise Colet. Ne manque ici que Désiré Nisard, le mal aimé de l’histoire littéraire. Porté par un bel élan et une impressionnante virtuosité, le livre d’Eric Laurrent vient prendre rang dans le meilleur de la littérature flaubertienne.

« A l’œuvre » d’Eric Laurrent, Flammarion, 400 pages, 22 €
28/03/2024 – 1696 – W77

2 réponses à “Eric LAURRENT”

    • Merci Catherine,
      J’ai énormément apprécié ce livre. Mais j’ai vu que d’autres étaient plus réticents, comme Patrick Grainville dans Le Figaro. La critique est comme la démocratie : elle vit de la diversité des points de vue !