TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Marie Sizun


C’est un authentique retour à l’origine du désir d’écriture que propose aujourd’hui l’autrice d’ « Eclats d’enfance » (Arléa, 2009), de « La Gouvernante suédoise » (Arléa, 2012) et d’autres textes tirant semblablement leur substance de la matière autobiographique. On y retrouve une délicatesse du regard comme une suggestivité de la langue qui rendent cette littérature éclairante et profondément émouvante

Cela se passait à Paris au début des années 1940, alors que la future narratrice vivait seule avec sa mère dans un petit appartement, au deuxième étage d’un immeuble en briques  du XXème arrondissement. Le père, prisonnier de guerre en Allemagne, n’avait pas vu naître sa fille. Pour celle qui écrit, le 10 Villa Gagliardini constitue le lieu des plus anciens souvenirs : « Ma vie commence au petit appartement. » L’entrée, la pièce unique et son ouverture sur cour, la cuisine, les toilettes avec une fenêtre haut placée se présenteront longtemps pour elle tel le douillet cocon protecteur des origines. A quoi il faut ajouter le gris du papier qui tapissait les murs. Dans cet espace exigu mais protecteur, le père en captivité au loin, la mère et la fille partageront une sorte de bonheur domestique fait d’une succession de petits rites et de communs plaisirs. Même si les temps étaient durs. Avec la guerre, la mère avait perdu son emploi de dessinatrice de mode et devait continuellement se sacrifier pour assurer le minimum à son enfant. Marie Sizun mesure rétrospectivement de combien de douloureux non-dits étaient faits ces moments de partage. Devenue plus tard familière de la culture allemande, elle n’aura sans doute pas manqué d’y trouver l’illustration, à sa propre échelle, de la fameuse « préexistence », l’enfance paradisiaque dans un univers angoissant, théorisée par Hugo von Hofmannsthal au début du 20ème siècle.

Une manière de seconde expulsion du ventre maternel, dont le petit logement partagé par elles deux avait tenu lieu de figure symbolique

Pour elle, la « préexistence » avait très exactement pris fin à l’âge de quatre ans et demi, le jour où le père était revenu de captivité.  Une terrible perturbation, en fait un « séisme. » Et un changement de décor, au propre comme au figuré. Tout allait être bousculé dans l’organisation de l’appartement. Soudain s’imposait dans sa vie un principe d’ordre dont elle n’avait pas eu idée. On ne dormait plus près de « maman », on ne dessinait plus sur les murs ni les portes… Une manière de seconde expulsion du ventre maternel, dont le petit logement partagé par elles deux avait tenu lieu de figure symbolique. Les dures années d’apprentissage allaient commencer : « Il va falloir tout reprendre à zéro » avait annoncé celui qu’elle désigne comme « le mari de (sa) mère » affronté à ce couple mère-fille retranché dans son univers singulier. Des pages chargées d’émotion restituent les bouleversements qui s’ensuivent. Rapidement redoublés par l’arrivée d’un petit frère. La contrariante chronologie d’un retour au principe de réalité. Même si rien en fait ne s’était présenté de façon aussi univoque : Marie Sizun se rappelle en effet avoir tôt éprouvé dans l’appartement, en même temps qu’une sensation protectrice, un puissant besoin contraire d’élargissement et de changement, qui s’était manifesté à travers son aversion du papier peint gris, la poussant un jour au passage sacrilège à l’acte. Tout en finesse et en subtilité d’analyse, cette littérature touche extraordinairement profond.

Cette puissance d’évocation qui habite tout du long l’œuvre de Marie Sizun

Quand la petite fille avait eu six ans, le père était parti. Peut-être n’avait-il au fond jamais pu trouver sa place dans la sorte de gynécée que formait la minuscule habitation ? L’hypothèse est permise. D’autant qu’une tierce personne y tenait un rôle non négligeable, la grand-tante Alice, ancienne institutrice et dernière survivante d’une histoire  familiale « un peu compliquée » commencée à Stockholm (cf. « Les sœurs aux yeux bleus », Arléa, 2018). Dès l’époque de la villa Gagliardini, avec les livres de sa bibliothèque lus en cachette par la fillette, Zola, Mauriac et d’autres, elle lui avait ouvert à son insu les portes enivrantes de grands textes littéraires. Un motif  d’incompréhension, sinon de suspicion pour le père, décidément extérieur au petit cercle. L’inverse serait vrai pour la future autrice, elle-même en grande difficulté d’adaptation au monde du dehors.  Agrafée au récit de l’intime se donne à lire une histoire à l’incontestable dimension sociale. Dont témoignera par exemple, à l’entrée en sixième à Hélène Boucher, après l’examen réussi haut la main, la difficulté des relations avec les filles plus aisées de la classe. De la même façon que se donne à lire, d’abord en creux puis plus explicitement le déséquilibre d’une mère qui s’était un jour retrouvée à Sainte-Anne, en hôpital psychiatrique. Le réel se montre ici dans sa naturelle complexité, pour ne pas dire son ambivalence, loin des lectures univoques qui souvent caractérisent notre époque. Car on l’aura compris, tout du long c’est bien une voix adulte qui fait entendre ce récit de l’enfance et de l’adolescence. Avec son savoir, ses références, ses images, son regard, sa compréhension rétrospective et sa distance critique. Avec surtout cette puissance d’évocation qui habite tout du long l’œuvre de Marie Sizun, telle cette superbe vision qu’elle restitue vers la fin du livre : à l’abri dans l’appartement, «cet aperçu de lointains lumineux derrière la vitre striée de pluie», dont elle « garde le souvenir ébloui. » Tout est dit là, de la force de cet art.

« 10, Villa Gagliardini », de Marie Sizun, Editions Arléa, 248 pages, 20 €
25/01/2024 – 1687 – W68

2 réponses à “Marie Sizun”

    • Merci à toi, chère Catherine. J’aime beaucoup les livres de Marie Sizun.
      Je te souhaite une très bonne année.
      A bientôt j’espère