TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Cyrille Falisse


Parmi les premiers romans lancés dans l’aventure éditoriale en ce début d’année, celui de Cyrille Falisse, né en 1976 à Bruxelles et libraire de profession, retient assurément l’attention. Par la vigueur de sa langue et sa poésie. Comme par sa manière de dire des fêlures intimes en résonance avec les turbulences de notre temps

Un premier roman extrêmement prometteur. Une langue vigoureuse. De la poésie. Un considérable plaisir de lecture.

Si celui qui ici se raconte se prénomme Melvile, il n’a pas grand-chose  à voir avec le profil d’aventurier et le goût du grand large de son homophone, auteur de «Moby-Dick » : ses propres aventures se cantonnent pour l’essentiel au périmètre de l’intime. Ainsi de cette première page, restitution d’abord suggestive puis virant à l’horreur d’un rêve érotique, dont on apprend peu après qu’il illustre un Œdipe particulièrement exacerbé. Ce sera son « rêve n°1 », deux autres apparaîtront au fil des pages, tout aussi perturbants. Dire que Melvile se trouve mal dans sa peau relève de l’euphémisme. Ce Bruxellois, âgé de 27 ans au début du roman (« Internet n’a que dix ans d’âge. Facebook n’a pas encore été lancé. Personne ne sait  que les réseaux sociaux vont régir notre vie et nous fournir notre dose quotidienne de dopamine»), s’affiche en effet en véritable incarnation d’un mal-être existentiel, dont  l’expression « cage mentale » signale l’étendue. Il en fait ici le tour avec une précision qui relèverait de la seule chirurgie, si beaucoup de poésie ne venait s’y mêler. Son récit, dans une langue aux registres multiples, sans tabou, le représente en continuelle difficulté avec lui-même et le monde. Conforté en cela par l’image récurrente du futon, censé dans sa chambre favoriser la gymnastique sexuelle,  mais en fait terriblement inconfortable et douloureux quand il s’agit de seulement dormir dessus. Melvile travaille à Louvain dans une agence de communication. On est par conséquent fondé à l’imaginer dans le mouvement du temps. Si sa singularité apparaît cependant manifeste, c’est parce qu’il pousse à leurs dernières extrémités des tendances contemporaines,  non parce qu’il s’en écarte.

Quelque chose qui ressemble fort à une thérapie

Melvile vient de douloureusement sortir d’une relation amoureuse. Plusieurs retours en arrière montrent qu’en la matière il n’en est pas à son coup d’essai. De son histoire il retient en effet la succession des pertes. Ce qui après tout s’avère être le lot commun. Cela avait tôt commencé, quand il avait soudain perdu de vue Laetitia, son amour d’enfance qu’il avait pris l’habitude de retrouver depuis 1983, pendant les vacances chez ses grands-parents, à Saint-Dalmas Valdeblore dans l’arrière-pays niçois. Du jour au lendemain celle-ci avait disparu, il n’en avait jamais su plus jusqu’à une période récente.Vingt ans plus tard, en 2003,  la maladie avait emporté sa mère, pour laquelle il éprouvait une impétueuse passion. « Les deux amours de ma jeunesse étaient morts », conclut-il sobrement, à proportion inverse de son ébranlement. Ensuite il y avait eu Sandra. Enfin Nina. Il évoque ces figures féminines aimées par lui dans les deux premières parties de son récit, intitulées « L’image manquante » et « La galopante. » Et centre la dernière partie sur celle qu’il désigne comme « La femme électrique », Alice, dont il a fait la connaissance sur un site de rencontres après s’être retrouvé seul. Celle-ci a significativement choisi de s’y inscrire sous le pseudonyme, ironique pour un être dématérialisé, de « Tangere. » Leur échange électronique, émouvant et drôle, se trouve inséré en italiques dans la deuxième et la troisième partie du roman. De la même façon que les trois rêves racontés par Melvile, il participe de quelque chose qui ressemble fort à une thérapie, pour le libérer des fantômes annoncés dans le titre.

Par une formidable coïncidence romanesque, il se trouve qu’Alice a séjourné aussi à Saint-Dalmas Valdeblore. Peut-être pour le narrateur l’occasion inespérée de réparer le fil qui s’était cassé avec la disparition de Laetitia ? Cette conversation avec Tangere/Alice, particulièrement économe et délicate, accompagne non seulement chez lui le processus de remémoration, mais fait ressortir la prolixité et la richesse, en un mot la beauté, d’un récit qui ne cesse de dire l’intime sans jamais le détacher du temps présent. Cyrille Falisse fait ici valoir son art de l’évocation et de la suggestion. Pour un plaisir de tous les instants. On espère de ce très talentueux premier roman qu’il apparaisse plus tard telle la promesse d’une œuvre.

« Seuls les fantômes », de Cyrille Falisse, Belfond, 272 pages, 21 €
15/02/2024 – 1690 – W71

Une réponse à “Cyrille Falisse”

  1. Merci Jean Claude, je note bien le nom de cet auteur à découvrir et … à suivre –