TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Daniel MORVAN


La première partie de ce précieux ouvrage est intitulée « Les longs sillons », la quatrième et ultime « Le jeu des étoiles. » Dire qu’il s’agit là de la terre, du ciel et tout autant de poésie, relève de l’évidence. Celui qui écrit, Daniel Morvan, né en 1955, fils d’agriculteurs du nord Finistère passé par l’Ecole normale supérieure (« On a pris un train et on a découvert la / poésie contemporaine et la sémiologie ») s’est fait une solide réputation dans le champ de la prose puis de la poésie. Dans « Quitter la terre » conflue précisément ce qui n’a cessé de le constituer

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Si sa destinée pourrait peu ou prou s’apparenter à celle d’Annie Ernaux, qui s’est longtemps perçue comme transfuge et traîtresse à sa classe d’origine, la lecture qu’en fait Daniel Morvan s’en écarte pourtant de radicale façon. Peut-être parce qu’à l’encontre de la lauréate du prix Nobel,  il n’a pour sa part jamais rompu le lien originel qui le rattache à la terre. Non pas en la sacralisant à la façon réactionnaire du pétainisme, mais en observant comment celle-ci s’est trouvée bousculée par une nouvelle donne économique apparue au tournant des années 1960, avec le passage à l’agriculture industrielle et au productivisme. De cela il rend compte en choisissant le vers libre comme forme littéraire. Ouvrant ainsi à une pluralité de sens, qui de loin excèdent la circonstance économique initiale. « La ferme me parle encore », note-t-il sobrement à la fin du chapitre  intitulé « La ferme silencieuse», en manière de paradoxe renvoyant à la dialectique qui innerve le volume. A ce monde qui s’est trouvé de fait effacé, le texte en même temps élégiaque et pugnace de Daniel  Morvan se propose comme un espace de conservation.  Ce qu’annonçait superbement le vers d’Armand Robin, autre Breton fils d’agriculteurs, placé en épigraphe : « Les anciennes souches, nul n’a pu me les arracher. »

Comment le signifiant survit au signifié

De façon hautement significative, « Quitter la terre » s’ouvre sur une évocation du repiquage des fraises, alliance  d’un savoir et d’un geste inscrit dans « les terminaisons nerveuses » en héritage, Car ce qui transparaît ici, c’est la lenteur d’une maturation, le processus long par lequel une culture, au double sens du terme, se constitue. Les vers de Daniel Morvan en saisissent de multiples variations, Cette poésie, telle celle d’Eluard, pourrait avoir pour but la vérité pratique, si tant est qu’elle ne s’inscrit pas dans la lignée bucolique virgilienne, « la lyre agricole. » Mais elle ne relève pas davantage des « obscurités concertées » de l’art pour l’art. On y parle le latin comme le breton, on y rencontre des rouleaux de fil de fer comme des bouteilles de Butagaz, on y utilise de « modernes quadrisocs/ tracteurs Somec Mc Cormick Nuffield John Deere. » A l’évanescence d’une certaine vision poétisée du monde apprise à l’école, dont sa mère pourrait sembler l’incarnation (« Adieu bois couronnés d’un reste de verdure », on pourrait aussi penser à la traditionnelle « mer blonde des blés »apprise dans toutes les écoles primaires de France),  s’oppose donc la tangibilité, pour ne pas dire la matérialité du réel, dont transpire son texte. Tandis qu’un univers se trouve irrésistiblement poussé vers la sortie de l’Histoire et « descend au tombeau sans un son de harpe », voici donc un écrivain qui lui assure une pérennité. Ou comment des mots tiennent désormais lieu de réalité. Ou encore comment le signifiant survit au signifié.

Emouvant, profond, drôle, et continûment d’une formidable inventivité langagière (les « parcelles imaginaires sur la toile cirée », l’ « infaillible semence des reproducteurs », « ce parler intérieur qui est parole des morts et pain perdu », « la lune citron pâle »), le grand poème de Daniel Morvan fait d’un même mouvement œuvre de mémoire et de conservation, œuvre  d’invention et de réflexion. En un moment intense de littérature et d’attention au monde.

« Quitter la terre », de Daniel Morvan, Editions Le temps qu’il fait, 144 pages, 18 €
11/04/2024 – 1698 – W79

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