TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Philippe BONILO


Le délicat premier roman de Philippe Bonilo s’ouvre sur une citation de Jean Giono placée en épigraphe. Façon sans doute d’inscrire ce court texte dans le lignage d’une littérature solidement enracinée dans un terroir et un temps, sans pour autant relever de quelque régionalisme

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Cela faisait dans les trente ans que le narrateur avait quitté la petite cité bressane où ses parents tenaient un café-épicerie et assuraient également une tournée de vente ambulante dans les villages des environs. Lui-même avait entretemps parcouru le monde. Un jour, alors qu’il séjournait dans un petit port normand qu’il affectionnait (« la mer m’y semble plus belle qu’ailleurs »), son attention avait été attirée par une petite fille de huit-neuf ans dont l’air particulièrement concentré et les arabesques (« se mouvant dans une histoire qui n’appartenait qu’à elle »), avaient fait resurgir en lui une image familière de son enfance. Sans doute aussi parce que l’ambiance d’une mi-journée silencieuse et ensoleillée, que Philippe Bonilo restitue à la façon sépia d’une ancienne carte postale, avait contribué à cette remontée du souvenir. Cela ne se passait pas au bord de la mer, mais « dans des champs, sur des chemins de terre, dans les hautes herbes, sous d’autres nuages. » Ces lieux familiers de la Bourgogne bressane qu’il découvrait sous un jour nouveau, quand son cousin Pierre et leur amie Pauline venaient y passer les grandes vacances. Dès l’entame, son récit se nimbe d’une tonalité élégiaque qui lui donne sa subtile couleur de fond, elle-même en harmonie avec la sensation qu’il éprouve d’un « paradis perdu. » L’occasion s’était bientôt présentée d’y revenir.

Philippe Bonilo restitue à merveille les changements inconscients d’échelle qui accompagnent les différentes étapes d’une vie

Il lui avait fallu d’abord constater combien un léger écart  s’était creusé entre ses souvenirs et la réalité : arrivant dans le pays de sa jeunesse et s’attendant à découvrir « au sortir d’un bois, entre un virage et le bas d’un coteau » la maison de son enfance, il était passé devant celle-ci sans la voir. Comme si, entre le temps du souvenir et le temps présent, un imperceptible bougé s’était opéré. Lorsqu’il vit en effet sa maison, ce fut dans le rétroviseur de sa voiture, tel le frappant symbole de ce décalage. A cette première surprise s’en ajouta bientôt une seconde, d’une nature assez proche : un changement de proportions. Car le territoire de son enfance paraissait avoir rapetissé. Ce qui lui avait semblé représenter des distances considérables se parcourait maintenant en peu de temps : « l’enfance est un tout petit royaume. Un homme le parcourt en quelques enjambées. » Philippe Bonilo restitue à merveille les changements inconscients d’échelle qui accompagnent les différentes étapes d’une vie. Rares sont les écrivains qui peuvent rendre cette réalité aussi tangible. De la même façon les adultes ont perdu leur grande taille et le langage son évidence première,  pour se mettre à foisonner. Quand il entendait l’instituteur  ou la grand-mère de Pauline, tous deux pourtant de la région mais tellement éloignés du parler local, il ne savait pas encore qu’ils annonçaient cette complexité à venir, véritable sortie de ce qui constitue une préexistence.

Comme si se transmettaient de génération en génération les mêmes visions propres à l’enfance

Dans ce monde, outre Pierre et Pauline, se tenaient ses parents qu’il évoque avec une semblable mélancolie. La mère pour son amour indéfectible, le père pour les échappées auxquelles il l’invitait dans son camion les jours de tournée. Des lignes superbes restituent sa fierté depuis la cabine, tel un cocher dominant le monde alentour et tirant les rênes d’un cheval pour le diriger. Image venue d’un  temps plus ancien encore, qu’il n’avait sans doute pas connu. Comme si se transmettaient de génération en génération les mêmes visions propres à l’enfance. Et puis donc il y avait Pauline, qui venait de Louhans, la ville voisine où elle apprenait la danse. Une certaine allure, une certaine démarche, une manière de ne jamais se déplacer en ligne droite, de ne pas habiter le monde comme Pierre ou lui-même. D’y ajouter en somme ce qu’on pourrait définir comme un supplément d’âme.  L’impression pour lui d’avoir ainsi tôt connu une façon d’acmé : « la vie pourrait s’arrêter là et on en aurait assez vu pour se faire une idée de l’existence tout entière. » Il y a dans ce texte un parfum de mélancolie en même temps qu’une grâce de tous les instants. Le narrateur fait revenir celles et ceux qui ont compté pour lui. Pauline en avait été la figure la plus marquante. Il ne l’avait plus revue, mais elle continue de vivre en lui, au même titre que son enfance. A la toute fin de sa pérégrination mémorielle il apprendra ce qu’il était advenu de sa petite amie prodigieuse. Sans tristesse. Seulement convaincu de la plénitude des instants partagés. En contrepoint à Giono citant Rilke, « Les Roses », l’un de ses poèmes composés en français : « Eté : être pour quelques jours / le contemporain des roses ; / respirer  ce qui flotte autour / de leurs âmes écloses. / Faire de chacune qui se meurt / une confidente, / et survivre à cette sœur / en d’autres roses absente. /

« Pauline ou l’enfance » de Philippe Bonilo, Arléa (La rencontre), 120 pages, 19 €
25/04/2024 – 1700 – W81

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