TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Katja Schönherr


Parmi les belles surprises de la rentrée, « La famille Ruck » de la romancière allemande Katja Schönherr, tient une place de choix. Ses 352 pages d’un style enlevé procurent un constant plaisir de lecture. Sans doute parce qu’une bonne dose d’acidité ne cesse de s’y mêler : ce texte agit tel un puissant décapant mettant à nu les relations au sein d’une famille de l’ancienne RDA sans autre particularité que sa désespérante banalité. Les Ruck, cela pourrait être tout un chacun en ce terne premier quart de siècle. C’est aussi une irrésistible représentation de la manière dont l’Histoire irradie le présent

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Il y a là Inge, quatre-vingt-quatre ans, qui  la première entre en scène. Sept lignes précédant le premier chapitre la montrent en train de descendre l’escalier de sa maison et d’en  rater les dernières marches : fracture du col du fémur (« Inge n’avait jamais entendu dire que le fémur avait un col » notera plus tard à sa façon sarcastique celle qui raconte). Carsten, le fils, apparaît ensuite. Cinquante-cinq ans, divorcé, depuis lors de rapides aventures sans lendemain. Cadre sans relief d’une entreprise de sacs de congélation et papier d’aluminium, il habite Berlin. Enfin voici Lissa, quinze ans, fille unique de Carsten. Elle vit  également dans la capitale chez sa mère et le compagnon de celle-ci. Remontée contre tout, elle se présente telle une Greta Thunberg. Ecologiste, vegan, féministe (elle ne lit plus que « des textes de femmes ou de personnes non binaires »), elle affiche de surcroît un jeunisme agressif à l’encontre des boomers, dont son père est pour elle une parfaite incarnation. Ces trois-là vont se trouver bientôt réunis dans la maison d’Inge au cœur de Munssig, un village-rue à moitié déserté de l’ancienne RDA. Rarement  citée, la réunification de 1990 ne cesse d’irradier dans le roman de Katja Schönherr.  Ainsi page 131, cette remarque d’apparence innocente, « s’ils peuvent désormais voler dans le monde entier, il n’y a plus de bus pour la ville d’à côté. » Ou encore au détour d’une phrase page 177, cette notation à l’éloquente sobriété : «  C’est seulement après la chute du mur que c’est devenu plus difficile. » Encore plus avant, page 282, il sera furtivement question de la Stasi.

Trop de changements pour Inge, pas assez pour Lissa dans cette ancienne RDA dont le provincialisme paraît s’être encore accusé

Inge, jamais à court d’une râlerie, c’est donc l’acrimonie personnifiée : à cette famille comme à ce temps, elle ne trouve aucun attrait. Veuve de Richard, elle avait vécu avec lui une situation narquoisement présentée comme confortable : si  leur mariage avait fonctionné c’était en effet que « les tâches étaient clairement réparties : Inge faisait tout et Richard ne faisait rien. » Jens, leur fil aîné était parti vivre  aux Etats Unis. Homosexuel et souffre-douleur de son frère Carsten, il avait  préféré mettre un océan entre cette parentèle et lui. Quant à Carsten, incontestablement le préféré, après son mariage il avait filé à Berlin pour ne pas avoir à répondre aux incessantes exigences de sa mère. Depuis son divorce, il s’était même inventé des voyages d’affaires à Bruxelles, dont Inge ne se montre pas forcément dupe. C’est finalement en sa petite-fille Lissa que la vieille dame trouve une manière d’alliée de circonstance. L’une et l’autre, pour des raisons diamétralement opposées, vomissent en effet ce temps. Trop de changements pour Inge, pas assez pour Lissa dans cette ancienne RDA dont le provincialisme paraît s’être encore accusé. Et une même amertume, avec pour l’une l’imminence de la fin de vie et pour l’autre de la fin du monde. Katja Schönherr restitue avec un sens aigu de l’ironie ce qui ressemble à peine à une parodie de ce temps. Carsten, désormais obligé de venir s’installer à Munssig (sa mère refuse catégoriquement la maison de retraite : « Si on n’était pas déjà vieux avant, on le devient là-bas ») et ligoté comme jamais par celle-ci, désormais impotente. Lissa contrainte de suivre son méprisable boomer de père. Inge dont la sensation de solitude ne s’est certainement pas atténuée avec l’arrivée du fils et de son adolescente de fille. Cela dure tout un été. Entre l’acariâtre, le veule et la donneuse de leçons. A la fois tendu et continûment drôle, entre comédie sociale et théâtre de boulevard.

Tout ici paraît avoir depuis trois décennies manqué le train de la modernité, à l’image de la partie orientale de l’Allemagne restée à quai

Dans l’ancienne RDA paupérisée, c’est une singulière caricature de colocation que Katja Schönherr met ainsi en scène. Car rien ne marche dans la maison jamais plus entretenue depuis la mort de Richard. Si la chambre d’Inge a été déménagée au rez-de-chaussée, Carsten s’est retrouvé pour sa part dans la minuscule pièce qu’il occupait auparavant, avec un aménagement et une connexion Internet d’un autre temps. Tout ici paraît avoir depuis trois décennies manqué le train de la modernité, à l’image de la partie orientale de l’Allemagne restée à quai.  Jusque dans la sphère professionnelle : Carsten se trouve maintenant ringardisé par des collègues aux idées plus innovantes. On le voit rendre fréquemment visite à Ulrike, la voisine d’en face qui fut pour lui un amour de jeunesse et qui voue son existence au soin de sa mère grabataire. Revivant en quelque sorte le passé. Comme une incapacité, partagée par l’un et l’autre, à entrer dans un temps nouveau. Il y a aussi cette remarque qu’un autre voisin fait un jour à Lissa, à propos du pays aujourd’hui disparu, « Comme si tu y comprenais quoi que ce soit ! »

Il ne faut pas s’y tromper, sous les allures d’un drôle de roman familial, cette « Famille Ruck » renvoie avec une infinie subtilité à une histoire dont les rémanences ne cessent d’être perceptibles. Katja Schönherr, née en 1982 à Dresde, là où bouillonnaient les idées nouvelles en RDA, réalise en l’espèce un véritable tour de force narratif, impeccablement rendu par sa traductrice Barbara Fontaine.

« La famille Ruck » de Katja Schönherr, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, 352 pages, 23 €, Editions Zoé
19/09/2024 – 1711 – W91

2 réponses à “Katja Schönherr”

  1. Merci qjezn Claude – très envie de découvrir – j adore le ton ! À bien vite