TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Guillaume VIRY


Il serait dommageable de passer à côté de « L’Appelé »,  court texte en vers libres et premier roman du comédien et cinéaste Guillaume Viry, qui dit de saisissante façon les traumas engendrés par la guerre d’Algérie. Le lisant, impossible de ne pas penser aux « Nouvelles de la zone interdite » de Daniel Zimmermann (1988), à « Des hommes » de Laurent Mauvignier (2009), ou encore à « Où j’ai laissé mon âme » de Jérôme Ferrari (2010). Rares sont en effet les livres depuis six décennies,  qui s’aventurent sur l’épineux terrain du prix fort à payer par les combattants de l’armée coloniale. Daniel Zimmermann en sut quelque chose, qui trente ans après les faits fut cité en correctionnelle pour « injures à l’armée »

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« L’Appelé » s’ouvre dans la nuit du samedi 28 mars 1970 (ce qu’énonce ainsi l’auteur : « C’est un samedi du mois de mars 1970 / le vingt-huitième jour »). Louis, le père, transporte dans sa DS une boîte en carton contenant les papiers de Jean, le fils, décédé exactement un an auparavant des suites d’une séance d’électrochocs. Il avait trente ans. Depuis 1964 et une tentative de suicide par pendaison, à la demande de son père il était interné à l’hôpital psychiatrique de Saint-Dizier, Haute Marne. « Jean ne s’est pas tué / c’est compliqué », répète en boucle le père. Cette nuit-là celui-ci  s’apprête à brûler dans un bois proche, propriété de la famille, les papiers de Jean et le reste de ses affaires, « parce que ça suffit les histoires / toutes celles qui tournaient dans la tête de Jean. » Le mort, jeune appelé du contingent, avait passé trois mois en Algérie, du 21 décembre 1960 au 17 mars 1961. Puis était revenu en métropole, rapatriement sanitaire. Il en avait trop vu pour garder son équilibre et ne pas craquer. Il voulait devenir dessinateur industriel, désormais il n’aurait plus l’esprit occupé que des horreurs auxquelles il avait dû prêter la main. Guillaume Viry, dans son texte en forme à la fois de déploration et d’acte d’accusation, une écriture elliptique qui ne cesse d’interpeller, restitue donc les histoires tourmentées de Jean et de Louis. Celles aussi de Joseph, frère de Jean, qui ne parlait jamais de celui-ci (« Joseph a vécu en tentant de faire barrage »), et de Julien, fils de Joseph, à qui il échoit désormais de faire resurgir ce pan refoulé de la mémoire familiale : Julien n’avait jusqu’alors jamais entendu parler de cet oncle. On pense, par une immédiate association d’idées, à un autre Joseph, dans « Les champs d’honneur », le Goncourt 1990 de Jean Rouaud, dont la mort avait réveillé le souvenir enfoui d’un homonyme de la famille disparu en 1915, pendant la Première guerre mondiale. Comme si les deux textes, par-delà les années, entraient en résonance.

Un véritable travail de raccommodage, pour combler les trous de la mémoire

Chez Guillaume Viry les quatre hommes laissent tour à tour entendre leurs voix, dans une manière de poignant lamento s’écoulant sans le moindre signe de  ponctuation. Peu à peu c’est l’atroce réalité de la guerre d’Algérie qui se redonne à voir.  Pour cela il avait fallu que Julien soit convoqué aux journées d’incorporation pour son prochain service militaire. Et  que de la bouche de son père tombe l’aveu déclencheur, « dis-leur que ça ne s’est pas bien passé le service militaire de ton oncle en Algérie. » Soudain Jean,  expulsé à l’époque de la mémoire familiale (Jean est l’homme sans histoire / l’homme extrait de la grande histoire familiale / l’exclu / l’effacé »), par l’entremise de son frère puis de son neveu fait son retour, à un demi-siècle de distance. Son histoire peut enfin venir au grand jour, du moins ce qu’il est possible d’en connaître à partir des faits attestés et des documents contenus dans la boîte en carton. Le reste, il appartient à Julien de l’imaginer, en un véritable travail de raccommodage,  pour combler les trous  de la mémoire, en rapiécer la trame.

Le long poème en prose, en manière d’oraison funèbre, de Guillaume Viry est bouleversant de délicatesse et de tact. Et d’une beauté rare. Par la musicalité de son rythme, ses répétitions obsessionnelles, ses trouvailles et ses  fulgurances (« je ne suis que le silence / je ne suis que l’absence / dans la lenteur des jours immobiles je m’absente / je me quitte /  moi Jean / lentement je me quitte »). La littérature, telle qu’on l’apprécie et la défend.

« L’Appelé » de Guillaume Viry, Editions du Canoë, 128 pages, 16 €
14/11/2024 – 1718 – W98

2 réponses à “Guillaume VIRY”

  1. Merci pour cet article sensible et juste . Ce roman poème fait partie de la présélection du 38 e festival
    De Chambéry et pas plus tard qu’avant hier lors de notre premier rencontre « apéro littéraire » les voix s’unissaient pour dire combien ce texte
    Était nécessaire aussi bien pour l’auteur que pour le lecteur .
    Bien à vous Dominique

    • Je suis ravi de savoir que « L’Appelé » à retenu l’attention des lecteurs toujours sagaces de Chambéry. C’est un livre qui appelle plusieurs lectures, tant il regorge de richesses.
      Bien à vous
      Jean-Claude