TERRITOIRES ROMANESQUES 2023

Josef WINKLER


« Deux millions on en a liquidé ! » : l’exclamation revient à d’innombrables reprises dans le quinzième roman de l’Autrichien Josef Winkler paru en 2018 et désormais  disponible en français dans une superbe traduction de  Bernard Banoun

Celui qui lançait cette sinistre exclamation s’appelait Odilo Globocnik. Sous l’uniforme noir de la SS il avait été l’un des principaux responsables du massacre de plus d’un million et demi de Juifs en Pologne. Capturé par les Anglais en mai 1945, alors qu’il s’était réfugié dans la Carinthie de sa jeunesse, il s’était suicidé et sa dépouille avait été ensevelie à la hâte dans une friche de Kamering, village de la vallée de la Drave, qui n’était autre que le futur lieu de naissance de Josef Winkler. Il se trouve que le champ, qui donne son titre au roman dans l’édition française, jouxtait la propriété familiale et fut ensuite exploité par le père de l‘auteur, Jakob Winkler. Celui-ci y récoltait le blé nécessaire à la fabrication du pain ainsi que l’avoine pour le nourrissage des bêtes.

Une écriture qui donne  au texte son exceptionnelle intensité dramatique

« Le champ », c’est tout ensemble le récit d’une enfance et d’une jeunesse, d’une relation avec le père, d’une période noire de l’histoire et de l’obstiné silence familial qui ensuite perdura. C’est aussi une écriture, qui donne  au texte son exceptionnelle intensité dramatique. Tout ce qui fait d’ores et déjà de ce livre l’une des très grandes œuvres de la littérature autrichienne contemporaine. Celui qui raconte est donc devenu l’écrivain que l’on sait. Ce qui lui valut la réprobation générale de sa contrée natale, particulièrement traditionnaliste et restée nostalgique de la période brune (« Ils ont fermé Mauthausen bien trop tôt »). La relation avec le père en fut durablement marquée. Né en 1953, Josef Winkler baigna dans une ambiance domestique contaminée par l’omniprésence de ce passé. Les photos trônant en majesté des trois frères de sa mère et de l’oncle Peter morts au combat, les discours de l’oncle Hermann, ancien SS, le mutisme têtu du père face à ses questions, le constant silence de la mère. Au dehors la proximité affichée des villageois avec l’idéologie nazie, dans ce Kamering curieusement dessiné en forme de croix. Laissant ouverte la possibilité de toutes les interprétations. Depuis toujours le lieu ne vivait-il pas au rythme des messes et des moissons ? En tout cas le curé Reinthaler avait refusé de procéder à l’inhumation de l’exterminateur Globocnik dans le cimetière communal. On s’était alors débarrassé de la dépouille dans un trou creusé dans un pré communal. Avec le temps le souvenir de son emplacement s’était effacé. Mais pas forcément celui d’une période assez unanimement regrettée.

Le refoulement d’un passé non surmonté

Le champ s’appelait Les Pâtis-aux-porcs, cela ne s’invente pas. Longtemps l’écrivain avait ignoré que le pain familial provenait d’un blé possiblement enrichi par la décomposition du corps du bourreau. Une vision quasi surréaliste. Ou expressionniste dans la grande tradition littéraire germanique. Josef Winkler restitue ce qui s’apparente à un pan d’histoire autrichienne à l’échelle des siens. Et d’un même mouvement interroge le silence de son père, qui jamais n’avait évoqué les encombrants restes humains enfouis sans repère visible dans Les Pâtis-aux-porcs. Tel le refoulement d’un passé non surmonté : « pourquoi donc as-tu passé cela sous silence ? C’était sur ce non-dit que la vie continuait, les travaux des  champs, l’entretien des bêtes à l’étable, l’acquisition d’un premier tracteur, ou encore lui-même Jockel, diminutif enfantin de Josef, se glissant la nuit venue dans le lit parental entre « tate » et « mame », le père et la mère, ou, dans la cuisine, plongé dans la lecture du « Winnetou » de Karl May, qui nourrit l’imaginaire de plusieurs générations de jeunes lecteurs. L’écrivain déroule ainsi, au fil d’un récit à la formidable puissance évocatrice,  le tableau d’une vie d’apparence normale dans les Alpes autrichiennes durant les années 1950 et 1960. Jusqu’à ce que le « squelette pourrissant du nazi sanguinaire » un jour refasse surface. Provoquant chez Josef Winkler une véritable sidération.

Il en résulte aujourd’hui cette véritable « lettre au père » (Josef Winkler a reçu récemment le Prix Franz Kafka 2024 pour l’ensemble de son œuvre). Une terrible interrogation s’y fait entendre, en même temps qu’un puissant attachement. Sur cette dualité une littérature s’est construite (« Je ne cesse pas d’être ton fils et tu ne cesses pas d’être mon père »), qui patiemment, au propre et au figuré, fouille ce terrain disparate. L’auteur se rappelle une réflexion tardive, en forme de demi-aveu. Son père était âgé de  quatre-vingts ans quand il lui déclara « Je veux encore dix années de vie, comme ça l’enfer sera plein, et je serai au ciel ! » Difficile de ne pas voir là, après tant de mutisme, une conscience en travail.

« Le champ » de Josef Winkler, traduction de l’allemand (Autriche) et postface par Bernard Banoun, Editions Verdier (collection « Der Doppelgänger » dirigée par Jean-Yves Masson), 224 pages, 20,50 €
12/12/2024 – 1722 – W102