« Bristol », le vingt-et-unième livre de Jean Echenoz, se présente comme une façon de quintessence de l’œuvre qui, à la fin des années 1970, a fait souffler un vivifiant air de nouveauté dans une littérature de langue française alors tétanisée par les injonctions les plus contradictoires. Depuis celles des théoriciens de la mort du roman et de l’auteur jusqu’à celles des tenants de l’absolue fidélité au modèle balzacien. On l’aura compris : dans « Bristol » Jean Echenoz se montre à son tout meilleur. Régal de lecture assuré

Il est ici question de littérature et de cinéma autour d’un certain Robert Bristol, réalisateur de « quatre ou cinq courts métrages restés confidentiels » et d’« une douzaine de fictions dans des genres divers […] accueillis par des succès d’estime quoique sans jamais toucher un grand public. » A quoi il faut ajouter que Bristol après deux divorces vit seul, qu’il doit surveiller son hyperglycémie et mesure un mètre soixante-seize. D’entrée de jeu nous voici donc de plain pied dans l’univers narratif de Jean Echenoz, combinaison d’ironie et de coqs à l’âne dans une ambiance d’apparente nonchalance. Mais un texte déjà se construit, dont la matière se donne à connaître en même temps que se laissent apercevoir les repentirs et les choix, les arrêts et les changements d’orientation de celui qui écrit. N’en masquant rien ni ne perdant de temps avec des circonlocutions quand il suffit d’annoncer « laissons tomber », « passons », ou bien « le mieux aurait peut-être été de ne rien décrire du tout. Mais bon, nous aurons essayé », ou bien « décrire […] on n’en a pas tellement envie…» Cela avait commencé par la chute d’un homme entièrement dévêtu, d’une fenêtre du cinquième étage d’un immeuble de la rue des Eaux, seizième arrondissement, alors que Robert Bristol, lui-même habitant du quatrième, en sortait. Pour mémoire cette artère au curieux tracé a servi de lieu de tournage, entre autres, au « Dernier tango à Paris », au « Professionnel » ainsi qu’à « La Captive. » Echenoz, dont on sait le sérieux des références, ne déteste pas ce genre de clin d’œil. Qui en l’espèce situe son texte à la connexion de la littérature et du cinéma. Il sera justement bientôt question d’un film que Bristol ira tourner en Afrique, du côté du fleuve Limpopo.
Une véritable myriade de petites lumières référentielles qui scintillent au cœur du texte
La deuxième grande caractéristique de cette littérature, c’est sa conception extensive du lexique. On sait que pour l’écrivain le dictionnaire ne se limite pas aux noms communs et que la partie noms propres lui offre une infinité de ressources. Ils sont ici plusieurs dizaines, qui quasi mécaniquement ouvrent dans le texte des fenêtres sur une multitude d’échos conscients et inconscients. A titre d’exemples outre Bristol, Marjorie des Marais, une Chloé, une Céleste, un Jean-Claude, ou encore Jacky Pasternac, Nadia Saint-Clair, Brubec, Geneviève Damals… Plusieurs de ces noms suscitent immédiatement chez le lecteur un phénomène de résonance. De lectures, avec Boris Vian, Jean de Brunhoff et Boris Pasternak, de films avec JC Van Damme, de musique avec Dave Brubeck… Tandis que l’intrigue se déroule, entre la défenestration de la rue des Eaux et la concrétisation d’un projet de film en Afrique, c’est une véritable myriade de petites lumières référentielles qui scintillent au cœur du texte, inscrivant celui-ci dans un horizon d’une considérable densité.
Il est alors temps pour le narrateur de lever le voile sur le scénario du film
Non sans difficulté Bristol a maintenant bouclé son casting et peut s’envoler vers les lieux du tournage au sud de l’Afrique : au Botswana, dans la région de Bobonong aussi appelée Bob City. De nouveaux noms dans une liste déjà longue. Il est alors temps pour le narrateur de lever le voile sur le scénario du film (« Profitons-en pour rappeler sommairement l’argument ») et signaler le rôle que va y jouer un éléphant. Jean de Brunhoff résonne au loin. Le pachyderme d’Echenoz n’a cependant rien du pacifique Babar. Dans un accès de rage il est en train de dévaster un village. A Paris l’on s’interroge toujours sur l’identité du défunt de la rue des Eaux. L’inspecteur Claveau, homonyme d’un célèbre crooner de la seconde moitié du 20ème siècle, est à la manœuvre. En Afrique un parachutiste au profil de héros vient d’atterrir sur le dos de l’éléphant, l’occasion pour le narrateur de quelques considérations bien senties sur l’art de l’illusion qu’est le cinéma : « Le moins doit faire imaginer le plus. C’est le règne de la partie pour le tout, l’empire de la synecdoque »… Puis apparaît une milice, incontournable protagoniste d’une aventure africaine.
De ce charivari narratif l’on sort admiratif
4 réponses à “Jean ECHENOZ”
excellente recension d »un lire que je ne vais pas tarder à lire. merci
Oui, Marina Salles, lisez-le dès que possible ! Cordialement.
Votre article est magnifique mais je ne suis pas étonné. J’ai toujours aimé ce que vous écriviez et que je lisais sans être spécialement abonné à l’Humanité.
Sur Echenoz, qui est notre commune admiration, vous êtes à votre sommet. Excusez ce flot d’éloges mais croyez bien qu’il est sincère.
C’est Michel Volkovitch, autre lecteur d’Echenoz qui parle de cette chronique dans son journal infime. Un bon passeur, donc.
J’écris dans Kimamori mais ce n’est pas « mon » site. Je précise.
Je vous remercie beaucoup. Le livre de Jean Echenoz est tellement « inspirant », comme on dit aujourd’hui, que le critique se trouve porté par le texte. Je vais aller voir Michel Volkovitch, très fin lecteur qui fut mon collègue à Paris VII, et sur Kimamori. Encore une fois tous mes remerciements. Cordialement.